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fleurs de serre chaude pour les gens de loisir, qui ont le temps de rêver, de réfléchir, de sortir de la sphère de l’intérêt personnel. Quoi qu’on en dise et quoi qu’on en ait, le dieu dollar gouverne le monde ou du moins partage la souveraineté, et le principal mérite de la civilisation, aux yeux de l’immense majorité, consiste à niveler les distances et faire qu’il y ait autant de dîners que d’appétits. Mais, si le despotisme cesse de se montrer intelligent, si par une imprévoyance inouie, par une aveugle confiance en la fatalité, il laisse sombrer la fortune de la France et provoque son démembrement, alors éclatent la revanche, les tristes représailles de la liberté dédaignée. Quand tous les partisans d’un idéal politique supérieur, Mme  de Staël et Chateaubriand, Berryer et Michelet, Falloux et Victor Hugo, ont pensé loin, protesté au nom des droits éternels, ils savaient que ces droits se convertiraient en faits, et ils servaient à leur tour la fortune de la France. Confondre les bornes de l’horizon avec les bornes du monde, ramener toutes choses à l’intérêt de sa tribu ou de sa famille, cultiver uniquement son moi économe et thésaurisant, juger un régime d’après cette seule devise : sous lui on faisait des affaires ; cette conception simpliste part d’un bon sens étroit, peut aboutir à des conséquences désastreuses, si on la pratique sans contrepoids. Mais on ne saurait demander plus à l’humanité courante qui souffre, travaille, ni s’étonner que notre paysan, l’homme aux longs espoirs et aux vastes pensées en face de la terre, soit en politique l’homme d’aujourd’hui, l’adorateur idolâtre de la force. Et, si les autoritaires ont fait piètre ménage avec la liberté, les libéraux, il faut l’avouer, n’ont guère su jusqu’ici se servir de l’autorité.

XI. — MARIAGES RUSTIQUES, LA VIE À LA CAMPAGNE, LA CRISE AGRICOLE.

Au pays de Montbéliard, les garçons, le premier dimanche de mai, dressaient contre les fenêtres des jeunes filles des branches d’arbres symboliques appelées mais, choisies parmi les essences diverses ; aux plus honorées l’épine blanche, le sapin épicéa, le hêtre ; aux orgueilleuses qui marchent en se dandinant et se pavanant, le tremble qu’agite le moindre souffle ; aux jeunesses trop apprivoisées, le cerisier, arbre d’un abord facile ; aux faibles et sans volonté, le coudrier ; en signe de dérision, un fagot lié au bout d’une perche, à celle dont personne ne daignait s’occuper : le tout terminé par un bal champêtre payé par celles qui avaient eu un mai flatteur. Aujourd’hui on cultive surtout le mai électoral, l’arbre dépouillé de ses branches, chargé de rappeler le