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chisme des uns ne fait pas contrepoids à la fureur novatrice des autres ? La terre a son génie particulier, comme l’industrie a le sien, comme toutes les grandes forces d’où procède la vie.

J’ai assisté à mainte noce de village, et ces fêtes m’ont fourni ample moisson de souvenirs. Jeunes et vieux, femmes et hommes dans leurs plus beaux atours, cinquante, soixante, jusqu’à cent vingt convives (car chacun tient à prouver qu’il n’est pas de ces guenilleux qui n’ont ni tirans ni boutans, ni parens, ni amis) ; les témoins à la place d’honneur (témoin signant, témoin dînant) ; deux jours de noces, des repas de Gargantua qui commencent à midi et durent cinq heures, les longs repas sont une joie pour des gens qui pendant six mois de l’année travaillent jusqu’à seize heures par jour, et n’ont pas souvent ventre de velours. Chaque invité a apporté son cadeau, qui deux poulets, qui des canards, des oies, ou l’animal qui va pieds nus (le lièvre) ; d’aucuns préfèrent bailler au marié un bel écu de cinq francs ; peu de légumes, c’est le plat de tous les jours et nous sommes de noce, des viandes de toute sorte, bœuf, veau, mouton, volailles, assaisonnées de larges rasades. On mange d’abord assez silencieusement, puis le vin délie les langues, et les conversations éclatent, bruyantes, sur toute la ligne. Silence ! Un ménestrel rustique va chanter ! On l’écoute, car il passe pour un tout premier, la voix est un peu fausse, mais il lance sa complainte avec tant de conviction[1] qu’elle suffit à mettre en joie toute l’assistance. Un invité lui succède, puis un autre, et une fois lancés, les convives ne s’arrêteront plus ; chacun videra le fond de son sac. Je note au passage entre autres chansons : la Vengeance de l’amante, la Dame richement mariée, la Batelière rusée, le Mariage de Rosette, la Demande en mariage, Au château de Belfort, la Bénédiction d’un père, le Château d’amour. Qu’importe si les paroles ne se rapportent guère à la circonstance ou présentent même une complète disparate ? C’est aussi le défaut de la Muse en sabots de s’imprégner volontiers de mélancolie, de rencontrer rarement la note comique. Phénomène curieux : telle poésie triste à porter le diable en terre, la Fiancée du conscrit par exemple, procure à l’auditoire rustique une émotion qui se résout en gaîté ; rien de plus intéressant pour un folkloriste que ces impressions prises sur le fait, et il faut répéter une fois encore avec Montaigne : « La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et des grâces par où elle se

  1. Charles Beauquier, Chansons populaires recueillies en Franche-Comté. — Docteur Perron, Proverbes de la Franche-Comté, 1 vol. in-8o. — Max Buchon, Noëls et chansons. — A. Corret, Histoire de Belfort. — Le Roux de Lincy, le Livre des proverbes français ; Paris, 1863. — Croyances et traditions populaires recueillies dans la Franche-Comté, le Lyonnais et la Bresse, 1 vol. in-8o ; Lyon, 1874.