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Et l’image répondait par un signe de tête affirmatif ou négatif. — N’est-elle pas ingénieuse, cette genèse de la vigne imaginée par certain curé de Cour-les-Baume qui voulait guérir ses paroissiens de l’ivrognerie, vice très répandu dès cette époque, car les pasteurs protestans du pays de Montbéliard le dénoncent avec la même indignation que les prêtres catholiques, avec cette différence qu’on ignorait alors le bel art de la sophistication et qu’on buvait des vins faits avec du raisin et du soleil ? « Savez-vous, opinait le curé de Cour-les-Baume, qui a planté la vigne sur vos coteaux ? Vous vous figurez peut-être que c’est le bon Dieu ou un enfant du bon Dieu : détrompez-vous. C’est le diable lui-même qui l’a plantée, et qui, à sa sortie de la terre, l’a arrosée avec du sang de paon ; c’est le diable qui, lorsqu’elle a mis ses feuilles, l’a arrosée avec du sang de singe ; c’est le diable qui, à la formation du raisin, l’a encore arrosée avec du sang de lion ; la diable enfin qui, à sa maturité, l’a arrosée avec du sang de pourceau. Et savez-vous pourquoi ? Il a arrosé vos vignes avec du sang de paon parce que, quand vous avez bu seulement quelques verres, vous êtes fiers comme des paons ; avec du sang de singe, parce que, quand vous avez bu davantage, vous faites des grimaces et des gambades comme des singes ; avec du sang de lion, parce que, quand vous avez trop bu, vous êtes intraitables et furieux comme des lions ; avec du sang de pourceau parce que, quand vous avez bu du vin autant que vos cochons peuvent avaler d’eau de vaisselle ou de petit-lait, vous vous vautrez comme eux et leur ressemblez. » Le curé de Cour-les-Baume, émule des prédicateurs humoristes d’autrefois, n’est-il pas, peu ou prou, de la même lignée qu’un de ses confrères des environs de Vesoul qui tançait sans façon ses paroissiens ? « Que répondrait-il au Très-Haut lorsqu’à son arrivée dans le paradis, celui-ci l’interrogerait : « Curé de Genevré, qu’as-tu fait de tes ouailles ? — Et moi, je garde un silence plein de confusion. — Et une seconde fois, le Seigneur me demande : qu’as-tu fait de tes ouailles ? — Et moi, je ne sonne mot. — Enfin une troisième fois il répète d’une voix tonnante : qu’as-tu fait de tes paroissiens ? — Et moi, bien timidement : Seigneur, bêtes, ivrognes et débauchés tu me les as confiés, tels je te les rends. » Les ouailles se revanchaient parfois : dîmes payées le moins possible aux pasteurs peu sympathiques, plaisanteries salées sur leurs défauts, ceux des moines papelards, et les interminables procès des couvens les uns contre les autres ; l’un de ces procès dura six cents ans et pour y mettre fin, il ne fallut rien moins que la révolution qui accommoda les plaideurs à la façon de certain juge de la fable, en mangeant le morceau et les parties.