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Il importe donc peu de savoir maintenant si, comme beaucoup de nos compatriotes seraient portés à le croire, Albion, — Toujours perfide, à l’œil méfiant de M. Prud’homme, — a cherché à brouiller les cartes à Siam, tout en affirmant à Londres sa ferme intention de ne pas intervenir dans le débat. Nous nous refusons pour notre part à admettre un seul instant cette hypothèse. Le langage de lord Dufferin à Paris, tel que nous l’a rapporté M. Develle, ceux de sir Ed. Grey à la chambre des communes, et de lord Roseberry à la chambre haute, en réponse aux interpellations de quelques ultra-chauvins de Westminster, ne doivent nous laisser aucun doute à cet égard. Certes, il ne manque pas, au-delà de la Manche, d’esprits malveillans toujours prêts à dénaturer la portée de nos actes ; il en est de même, de ce côté-ci du détroit, à l’égard des procédés d’annexion de l’Angleterre. Qui de nous n’a entendu dire que le gouvernement de Sa très gracieuse Majesté avait maintes fois profité de sa puissance, pour accabler de sa supériorité un État faible d’Afrique, d’Asie ou même d’Europe, comme lorsqu’il traitait il y a quelques années avec le Portugal ? N’a-t-on pas été jusqu’à prétendre que, lorsque les besoins de sa politique l’exigeaient, la Grande-Bretagne ne craignait pas de susciter contre elle-même des agressions bénignes, pour avoir occasion, en les réprimant avec énergie, de se créer des titres à la reconnaissance des populations qu’elle mettait, pour leur bien, dans sa poche ?

Pure exagération et folie que tout cela ! Autant vaudrait, plutôt que de croire à de pareilles fables, tenir pour vraie la boutade d’un humoriste français qui affirmait que le royaume-uni, pour étendre son domaine colonial, offrait de temps à autre à un petit peuple de lui vendre des coups de bâton, que naturellement le petit peuple refusait, qu’alors les Anglais lui déclaraient la guerre ; après laquelle le petit peuple, battu et éclairé sur ses véritables intérêts, consentait à acheter annuellement les coups de bâton à un prix double de celui auquel il les avait refusés d’abord. Ce sont évidemment là des incartades de presse, auxquelles de grandes nations ne doivent pas attacher d’importance. Au fond, la France et l’Angleterre, comme l’Allemagne, la Belgique et l’Italie, font toutes, dans ces contrées exotiques, œuvre civilisatrice et, plus qu’elles ne s’en doutent peut-être, œuvre désintéressée. Car tout pays soumis par l’une d’entre elles à l’action de l’Europe est tôt ou tard agrégé par ce seul fait à notre vie, incorporé au patrimoine de ce monde civilisé qui est notre patrie commune.

De pareilles œuvres, au regard de l’avenir, ne sont-elles pas plus nobles et plus fructueuses, malgré les piqûres passagères d’amour-propre qu’elles amènent, que les dissentimens implacables au sein de la vieille Europe, avec les sacrifices pécuniaires qu’ils exigent des peuples riverains, sacrifices dont l’augmentation récente de l’armée allemande vient de fournir un nouvel échantillon. Au XIXe siècle, le