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mystère augmentait les alarmes. « Un fonctionnaire romain d’intelligence moyenne devait avoir pour le christianisme à peu près les mêmes sentimens qu’aurait aujourd’hui un fonctionnaire prussien pour une société secrète, où il croirait découvrir un mélange de jésuitisme et de socialisme international. »

Mais il y a plus, et c’est un point sur lequel sir Fr. Pollock n’a pas assez insisté : les chrétiens n’honoraient pas César comme César voulait être honoré. Depuis que Rome était devenue la reine des nations, l’arbitre et le garant de leurs destinées, une religion universelle, le culte de l’empereur, s’était en quelque sorte superposée à tous les cultes nationaux, à toutes les dévotions municipales. Comment n’eût-on pas divinisé l’empereur ? Il est désormais le souverain patron, l’omnipotent protecteur de tous les peuples, à qui il assure la paix et l’unité. En lui s’incarne toute la grandeur de la chose romaine, et comme l’a dit un ingénieux écrivain, mort trop tôt, « au-dessus de ces Augustes bons ou méchans qui disparaissent l’un après l’autre, on entrevoit et on vénère cet Auguste impersonnel dont le culte, associé au culte de Rome divinisée, s’était répandu dans toutes les provinces[1]. » Les chrétiens refusaient d’adorer César, et il était naturel qu’on les accusât de vouloir former un État dans l’Etat, d’être, selon le mot de Voltaire, une république cachée au milieu de l’empire. Quand on les faisait descendre dans la fosse aux lions, on ne châtiait pas une erreur, mais une désobéissance.

Dans l’antiquité, la persécution eut toujours un caractère politico-religieux ; la persécution théologique est propre aux temps modernes. Les religions officielles de la Grèce et de Rome avaient leurs rites, leurs légendes, leurs observances et leurs fêtes ; elles n’enseignaient aucun dogme ; elles n’ont jamais dit : Voilà ce qu’il faut croire pour être sauvé. Lorsque les hommes en viennent à se persuader que certaines croyances sont nécessaires au salut, qu’on ne saurait les ignorer ou les rejeter sans se perdre, l’esprit de prosélytisme se développe et si la persuasion ne suffit pas, on recourt à la force. Désormais les princes ont charge d’âmes, et ils manqueraient à leur devoir s’ils ne s’occupaient de travailler au bonheur éternel de leurs sujets. Le dogme qui sauve étant confié à la garde de l’Église, ils la protégeront contre les nouveautés dangereuses et contre les infidélités, et, à cet effet, ils prendront l’offensive. Il est aisé de prétendre que l’on ne peut venir à bout des opinions par la force ; cela n’est vrai qu’à moitié, et, au surplus, le grand objet de la persécution n’est pas de guérir, mais de prévenir. Tel pestiféré est incurable ; on le persécutera pour l’empêcher de répandre autour de lui sa maladie ; on coupera court à la contagion

  1. Œuvres posthumes de René Grousset, le Panégyrique de Trajan. Paris, 1886 ; Hachette.