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suis faits et mon prêtre ? Désormais que me reste-t-il ? » Tuer un homme qui vous a pris vos dieux, c’est se venger du plus dangereux des voleurs ; tuer un homme qui, sans vous les prendre, les outrage en paroles ou en action, c’est encore défendre son bonheur contre de mortels ennemis, car les dieux outragés ne protègent plus ceux qui les laissent en butte aux insultes. Toute tribu a ses sorciers ; quiconque révoque en doute l’efficacité de leurs incantations est l’ennemi de la tribu. Le sorcier a senti l’offense et se retire sous sa tente ; pour le réconcilier avec ses protégés, il faut assommer ou brûler l’offenseur. C’est une mesure de salut public.

Il y a assurément un abîme entre les fétiches du Dahoméen et le culte de Pallas Athéné ou d’Apollon ; mais si nobles que soient les dieux, les foules mêlent toujours un peu de fétichisme africain aux hommages qu’elles leur rendent. Toute cité grecque ou italienne avait pour patron national un dieu, dont la bienveillance était la meilleure garantie de ses intérêts et de ses destinées. Les dieux sont jaloux, et ils n’aiment pas qu’on leur donne des rivaux en introduisant facilement dans la cité des cultes exotiques ; les dieux sont vindicatifs, et quand un insolent les raille ou les brave, ils s’en prennent à tout le monde. Ce sont d’augustes invités qui consentent à descendre des demeures éternelles pour venir habiter une maison que les hommes leur ont bâtie ; on leur doit infiniment d’égards pour les retenir chez soi ; à la moindre offense, ils partiront pour ne plus revenir. La communauté peut-elle souffrir que des impies ou des libertins leur refusent les offrandes propitiatoires et les respects qui leur sont dus ? La présence d’un seul hérétique est pour elle une source de dangers, et en le supprimant, elle fait acte de prudence conservatrice.

À cette première raison qui porte à l’intolérance les cités les plus civilisées comme les tribus sauvages s’en joint une autre d’un caractère plus politique. « Lorsqu’on tient les dieux pour les plus grands fonctionnaires de l’État, lorsqu’on invoque leur protection dans toutes les circonstances publiques et que les cérémonies religieuses se mêlent intimement à l’appareil extérieur des institutions civiles ou militaires, lorsque, en un mot, la religion s’incarne dans la politique, toute rébellion contre les dieux établis risque de passer pour une trahison contre l’ordre établi du gouvernement. » Peut-on admettre que leurs ennemis ne soient pas également ennemis des lois qu’ils protègent ? L’hérésie est naturellement indépendante, indocile et séditieuse. La cité a ses coutumes, ses traditions, qui sont d’origine divine, et elle a toujours pensé que son premier législateur avait eu commerce avec le ciel. C’est un point de foi qu’il importe de défendre contre les sarcasmes et les mépris des libres penseurs et des brouillons. Supposez que les chefs de l’État soient eux-mêmes des sceptiques circonspects et avisés, qui