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quels il n’existe encore aucune loi. Bref, tout ce que le peuple de Rome pouvait faire dans ses comices, tout cela peut être fait aujourd’hui par le parlement d’Angleterre, qui représente et possède tout le pouvoir du royaume, tête et corps. »

Des philosophes, il est vrai, ont soutenu que la souveraineté ne s’exerce que dans un champ limité, qu’elle n’a le droit de légiférer que sur certains intérêts en vue desquels on l’institua, « que les hommes n’établissent pas des gouvernemens pour qu’ils gouvernent toute leur existence, que l’État ressemble à une compagnie par actions, jouissant de la personnalité morale, et dont les opérations ne peuvent s’étendre légitimement au-delà des affaires qui lui ont valu cette personnalité. » Ces philosophes croyaient à un pacte social, à un contrat originel par lequel les hommes, en se constituant en société, ont abandonné une portion de leur liberté et se sont réservé tout le reste. Mais c’est là une pure fiction. Les fourmis ont-elles rien stipulé avant de consentir à vivre en commun ? Si elles avaient dû au préalable discuter et s’entendre, il n’y aurait point de fourmilières. Encore un coup, on ne peut concevoir une société sans souverain, et la suprématie juridique de l’État est absolue. Sans doute, il est des choses qu’un gouvernement sensé s’abstient de faire, des entreprises qu’il n’a garde de tenter ; mais c’est une question de prudence, et son droit légal n’en souffre aucune diminution. Comme l’a prouvé M. Bagehot, la constitution anglaise, sous sa forme moderne, confère la souveraineté réelle au parlement ou plutôt à la majorité de la chambre des communes. Cette majorité est légalement omnipotente ; les sottises qu’elle ne fait pas, elle a le droit de les faire, et les droits de l’homme et du citoyen sont une chimère.

Sir Fr. Pollock a exposé ses principes dans une suite de conférences fort intéressantes, intitulées : Introduction à l’étude de la science politique, qui ont été traduites en français et que M. Boutmy a présentées à l’Académie des sciences morales[1]. Il a publié des essais sur les Lois de la nature et les lois de l’homme, sur la Coutume d’Angleterre, sur la Paix du roi, sur le Manoir anglais, et on ne les lira pas sans profit. Mais il me semble que le meilleur échantillon qu’il ait donné jusqu’ici de sa façon de raisonner et de sa psychologie analytique est sa Théorie de la persécution, que nulle part les avantages et les défauts de sa méthode ne sont plus sensibles.

Quand on écrit l’histoire de l’intolérance, la première précaution à prendre est de se défier des explications insuffisantes. Il est facile d’imputer tous les maux qu’elle a causés à l’ambition des prêtres,

  1. Introduction à l’Etude de la science politique, essais et conférences, par sir Frederick Pollock, Paris, 1893 ; Thorin et fils.