Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/644

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le bois durant quelques minutes sans apercevoir aucune bête. Cela aurait dû le surprendre grandement, mais il était absorbé dans des réflexions sur l’Ancien et ses bizarreries, s’étonnant de la taciturnité qu’il montrait et en cherchant les causes. — N’a-t-il rien à dire ? Ou bien pense-t-il beaucoup et ne peut-il trouver de mots pour exprimer sa pensée ? — L’énigme, somme toute, ne pouvait être résolue qu’avec le temps. Soudain un beuglement de bétail en détresse frappa son oreille. Il se laissa guider par le bruit : devant la snake-fence[1], qui formait une clôture à jour le long du creek, se pressait le bétail. Il continua jusqu’à ce qu’il eût atteint le bornage tracé à angle droit avec la rivière et, se retournant alors, entreprit de ramener les bêtes au corral ; mais il rencontra des difficultés imprévues. Il avait apporté son fouet et s’en servait avec quelque habileté : vainement ; bœufs et vaches esquivaient les coups, puis, à peine avaient-ils fait dix mètres vers le corral, qu’ils se précipitaient derechef du côté de l’eau. D’abord cette manœuvre amusa Bancroft. — L’Ancien, se dit-il, m’a emmené pour faire ce dont il ne pouvait venir à bout tout seul. Je lui prouverai que je sais conduire. — Malgré tous ses efforts cependant, le bétail n’obéissait pas. Alors il entra en colère et se mit sérieusement à l’œuvre. En un quart d’heure son cheval fut blanc d’écume et son fouet eut écorché la peau de plus d’un bœuf. Mais les animaux se tenaient tous, quand même, serrés les uns contre les autres, en s’évertuant de la tête contre la palissade qui les séparait de l’eau, avec des mugissemens douloureux. Il n’y comprenait rien. À regret il regagna le corral pour avertir l’Ancien de ce fait inexplicable. Il n’avait pas franchi deux cents mètres quand son cheval essoufflé buta sur quelque chose. Le retenant, Bancroft vit qu’il avait heurté un tas de poussière blanche ; une idée lui vint tout à coup. Se jetant vite à bas du cheval, il goûta cette poussière ; c’était bien cela, il ne s’était pas trompé, c’était du sel ! Rien d’étonnant à ce qu’il ne pût conduire les bœufs, et les mugissemens de souffrance étaient aussi tout naturels ; la terre avait été salée ; ils étaient enragés de soif. Aussitôt Bancroft se remit en selle et retourna au contai où il trouva l’Ancien à cheval, près de l’entrée dont il avait tiré les barres.

— Je ne peux pas conduire ce bétail.

— Je croyais que vous saviez !

— Et je sais, en effet, mais vos bêtes meurent de soif, personne ne peut les mener en cet état ; d’ailleurs, par le soleil qu’il fait, elles tomberaient sur la route comme les mouches en hiver.

— Hum ! fit l’Ancien pour toute réponse.

  1. Palissade croisée en zigzags.