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vendre au-dessous d’un certain prix. Dès le mois de mars 1890, le marché des cuivres s’effondrait sous le poids du stock accumulé, et le consommateur achetait à 900 francs la tonne le métal qu’il payait 1,200 et 1,300 francs avant la grande opération et que celle-ci avait tenté de porter au-delà de 2,000 francs.

Quand les Américains essayèrent, il y a quelques années, de faire ce qu’ils appellent un corner, c’est-à-dire une hausse brutale sur le blé, le résultat en fut que les banques de Nevada qui avaient fourni les fonds tombèrent en faillite et qu’on vendit à Londres des cargaisons à 10 pour 100 au-dessous de leur valeur. Lorsqu’un spéculateur téméraire poussa les huiles de colza sur le marché de Paris à des prix déraisonnables, les chemins de ter de l’Est y amenèrent en quelques semaines de Hongrie et d’Allemagne de telles quantités d’huile que le prix retomba plus bas qu’il n’avait jamais été.

On voit à quel dénoûment aboutissent les excès des acheteurs à découvert : à permettre au public de s’approvisionner finalement à meilleur marché qu’il ne l’eût fait sans cette intervention de la spéculation. — Ceci nous donne le droit de conclure que la spéculation à la hausse n’est jamais, en fin décompte, désastreuse pour la communauté ; ses excès eux-mêmes, qu’il convient de flétrir, ne nuisent qu’aux individus qui s’en rendent coupables, mais non pas à l’ensemble de la nation.

Il en est exactement de même de la spéculation à la baisse, dont les excès peuvent être plus dangereux encore pour ceux qui s’y livrent. Il y a en effet dans cet ordre d’engagemens quelque chose d’illimité, au moins en théorie. Celui qui achète une valeur ou une marchandise moyennant un certain prix sait qu’il ne pourra jamais perdre plus que le prix même de cette valeur ou de cette marchandise[1]. Encore, lorsqu’il s’agit d’une marchandise, cette hypothèse peut-elle être taxée d’absurde, puisque le blé, le sucre, le cuivre, vaudront toujours quelque chose. Mais celui qui vend à découvert le titre ou la marchandise qu’il n’a point ne sait pas à quel prix il pourra être forcé de les racheter pour en opérer la livraison promise par lui.

  1. Sauf le cas d’une action non libérée nominative, dont l’acheteur peut non-seulement perdre son premier versement, mais être tenu d’en faire d’autres jusqu’à concurrence du montant nominal du titre. Nous ne citons que pour mémoire le cas des actionnaires des banques anglaises qui sous l’ancienne législation étaient responsables in infinitum sur la totalité de leurs biens, exactement comme l’associé d’une maison en nom collectif. Ces établissemens ont été remplacés aujourd’hui par des compagnies anonymes, où la responsabilité des actionnaires est limitée au montant du titre.