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de francs ? et quand il aurait réussi à exécuter ce projet chimérique, quand il essaierait de faire monter le prix au-delà du cours vrai, devant résulter des mille influences légitimes esquissées tout à l’heure, le monde entier, l’Inde, l’Australie, la Russie, l’Amérique du Nord, la Plata, le Chili, ne seraient-ils pas là pour diriger en toute hâte sur nos ports des flottes de voiliers et de vapeurs qui apporteraient des montagnes de blé, attirées par les prix en hausse cotés sur les marchés français ? L’afflux de ces marchandises arrêterait vite toute tentative de hausse ; bien plus, elles amèneraient une baisse qui permettrait au consommateur, à l’ouvrier français_, de manger son pain à meilleur marché qu’il ne l’eût fait s’il eût été réduit aux seules ressources de la récolte indigène.

Tel est l’effet à peu près inévitable des accaparemens, ou plutôt des tentatives d’accaparement, à la fin du XIXe siècle. Cela s’est vérifié pour les blés il n’y a pas plus de deux ans. En 1891, la récolte française avait été une des plus mauvaises du siècle : il faudrait presque remonter à 1847, alors que la France dut vendre des rentes à la Russie, afin de lui solder une partie de ses importations de blé, pour en trouver une semblable.

Nous dûmes faire venir du dehors près de quarante millions d’hectolitres de froment, et cela au moment où la Russie, cet ancien grenier d’abondance de l’Occident, souffrait de la disette et interdisait la sortie des céréales de ses frontières. Tout semblait conspirer pour amener le prix du blé à des hauteurs depuis longtemps inconnues. Or que s’est-il passé ? Le quintal métrique ne s’est jamais élevé à plus de 31 francs et, dès le mois de novembre, il était retombé à 28 francs pour redescendre graduellement encore l’année suivante. Il est indiscutable que ce fait si favorable, nous le répétons, à l’ensemble de la population française, a été dû aux importations énormes de blé. Les importateurs ont été mus évidemment par l’espoir de réaliser un gain. Quelques-uns d’entre eux ont-ils rêvé plus que des bénéfices légitimes ? Nous ne le croyons pas. En tout cas, ils ont dû être cruellement déçus, car tous ceux qui n’ont pas eu la sagesse de vendre à l’intérieur en même temps qu’ils achetaient au dehors, et cela grâce au marché à terme, ont vu dans bien des cas les cours, au moment de la vente, tomber au-dessous des prix d’achat. À qui donc ces soi-disant accapareurs ont-ils fait du tort, si ce n’est à eux-mêmes ?

Qui ne se souvient du fameux syndicat des cuivres, qui, en 1889, voulut réglementer la production de ce métal dans le monde entier ? Cet accaparement paraissait plus aisé que celui du blé, puisque le nombre des mines qui fournissent ce minerai est limité et qu’une entente semblait possible entre tous les producteurs pour ne pas