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être acheteur d’obligations. Or il ne peut le faire que grâce au marché à terme, à découvert, qui lui permet de conserver cette position jusqu’au jour où son opération sera entièrement liquidée, c’est-à-dire où il aura réalisé toutes les obligations de la compagnie de chemin de fer. Au fur et à mesure de ses ventes, il rachètera une quantité proportionnelle de rente. Si ces rachats s’opèrent à des prix supérieurs au prix de la vente à découvert, il en résultera une perte pour le banquier ; mais cette perte ne sera qu’une diminution de bénéfice, puisque évidemment la hausse de la rente française aura amené celle des titres garantis par le gouvernement français et que, par conséquent, les obligations auront monté et auront été vendues d’autant plus cher par le banquier. C’est une véritable assurance qu’il aura organisée lui-même et dont il paiera volontiers la prime pour se garantir contre toute éventualité.

Passons du domaine des valeurs à celui des marchandises. Voici un meunier qui, jugeant la récolte indigène insuffisante, s’approvisionne en blés étrangers. Il achète dès le mois de juin un chargement de froment américain qui part de San-Francisco et n’arrivera en France que vers le mois de novembre. Le prix en est naturellement fixé dès maintenant ; le meunier n’a consenti à le payer que parce que le cours de la farine, aujourd’hui coté, lui laisse une marge, c’est-à-dire lui permet de payer ledit prix, de couvrir ses frais de fabrication et autres, et de réaliser encore un bénéfice.

Mais peut-il attendre pour vendre sa farine que le voilier californien ait accosté dans le port auquel il est destiné ? Peut-il attendre que les trente, quarante ou soixante mille sacs de blé qu’il porte dans ses flancs aient été débarqués, comptés, pesés, réexpédiés au moulin ? Peut-il attendre que les cylindres aient broyé tout ce grain et que les sacs de farine aient été apportés au marché ? N’est-il pas possible qu’à ce moment-là, c’est-à-dire en novembre ou décembre prochain, les cours de la farine soient intérieurs à ceux d’aujourd’hui, et qu’en vendant à la cote d’alors, le meunier, au lieu de réaliser un bénéfice légitime, subisse une perte notable ? Or le marché à terme, qui lui permet de vendre dès le mois de juin, mais livrables seulement en novembre et décembre prochain, les quinze, vingt ou trente mille sacs de farine qu’il fabriquera au moyen de son blé américain, lui donne le moyen de supprimer ce risque intolérable, contraire à tous les principes d’une sage gestion. Non-seulement cette opération à découvert ne constitue pas une spéculation dans le sens défavorable du mot ; mais elle en est le contraire ; non-seulement elle n’est pas un jeu, mais elle supprime la part du hasard. Elle permet à l’industriel de rester