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réprobation a priori une série d’actes foncièrement honnêtes, utiles à la société tout entière, alors que les risques n’en atteignent le plus souvent que l’individu qui s’y livre. Les excès, ici comme partout, sont blâmables ; nous les condamnons avec autant de sévérité que qui que ce soit. Mais là où l’opinion se trompe, c’est lorsqu’elle s’imagine que ces excès sont la règle. Ils ne constituent au contraire qu’une proportion infinitésimale de ce grand mouvement d’échanges, qui sont et deviennent de plus en plus l’objet de l’activité humaine ; que tous les efforts des gouvernemens libéraux ou conservateurs tendent également à encourager ; que les créations incessantes, et auxquelles la papauté ne s’oppose pas plus que les socialistes, de chemins de fer, de télégraphes, de téléphones, de lignes de bateaux, développent et développeront chaque jour davantage.

S’arrêter à des cas particuliers pour étudier un vaste problème, aussi digne de s’imposer aux méditations des philosophes qu’aux préoccupations des hommes d’État, serait se mettre dans le cas d’un astronome que le passage d’un bolide devant l’objectif de son télescope empêcherait de voir les millions d’étoiles qui constellent le firmament. Il faut commencer par écarter de notre pensée les exemples retentissans de désastres anciens ou récens causés par les excès de la spéculation, et qui, nous le répétons, ne représentent qu’une fraction infime des phénomènes dus à cette dernière ; il faut chercher à la définir exactement, à reconnaître sa présence ou son influence dans la plupart des actes économiques de l’humanité : alors seulement nous serons en droit d’essayer de la juger.

Spéculer, c’est, d’après l’étymologie, regarder, et, par voie de conséquence, réfléchir, déduire, faire œuvre de raisonnement. L’origine même du mot nous fournit un argument, dont ceux-là seuls qui ne se sont jamais rendu compte de l’invincible force des idées latentes du langage contesteront la valeur, pour combattre le préjugé vulgaire qui ne voit dans toute spéculation qu’un jeu de hasard. Rien n’est plus contraire au sens littéral, rien n’est plus éloigné de l’acception vraie. Ce n’est pas en vertu d’une coïncidence fortuite que nous nous servons du même mot pour désigner l’œuvre des philosophes et l’entreprise de ceux qui, à la suite de longues réflexions, de calculs savamment déduits, croient pouvoir prévoir les fluctuations des prix des objets nécessaires à l’humanité et diriger leurs actes en conséquence.

Que le lecteur ne craigne pas que nous poussions trop loin notre démonstration. Il serait assurément ridicule de vouloir assimiler les spéculations d’un Platon ou d’un Descartes, s’élevant aux plus hautes abstractions de la philosophie, à de simples opérations commerciales.