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d’intérêt doivent resserrer encore ces liens ; il n’est pas un seul d’entre eux qui n’ait le droit de défendre un autre citoyen : hominis interest alterum hominem beneficio affici[1]. » Priver, sous un prétexte quelconque, un de ces hommes sensibles du droit de défendre ses semblables eût été, vous le sentez bien, une barbarie !..

Cette théorie que nous venons de résumer, nul ne l’a exposée avec plus de logique, avec plus de rigueur que Robespierre :

« À qui appartient, dit-il, le droit de défendre les intérêts des citoyens ? Aux citoyens eux-mêmes ou à ceux en qui ils ont mis leur confiance. Ce droit est fondé sur les premiers principes de la raison et de la justice ; il n’est autre chose que le droit essentiel et imprescriptible de la défense naturelle. S’il ne m’est pas permis de défendre mon honneur, ma vie, ma liberté, ma fortune par moi-même, quand je le veux et quand je le puis, et dans le cas où je n’en ai pas les moyens, par l’organe de celui que je regarde comme le plus éclairé, le plus vertueux, le plus humain, le plus attaché à mes intérêts ; si vous me forcez à les livrer à une certaine classe d’individus que d’autres auront désignés, alors vous violez à la fois et cette loi sacrée de la nature et de la justice et toutes les notions de l’ordre social qui en dernière analyse ne peut reposer que sur elles… »

Chose étrange ! Robespierre a contribué plus que tout autre à la destruction de l’ordre des avocats ; et cependant, par une singulière erreur, on le considère communément comme un de ses plus fermes champions. Comment cette légende s’est-elle formée ? Je l’ignore ; en tout cas, elle est aujourd’hui fort accréditée. Elle a trouvé place dans des ouvrages d’ailleurs dignes de foi, et récemment, nombre de journalistes, qui ne se sont pas donné la peine d’ouvrir le Moniteur du 15 décembre 1790, ont reproduit de confiance cette assertion erronée. Il n’est donc pas inutile de rétablir la vérité sur ce point. Sans doute, le discours de Robespierre renferme une belle oraison funèbre de l’ancien barreau. Mais ces éloges tout platoniques ne l’empêchent pas de réclamer la liberté absolue de la défense. Il ne souffre même pas qu’on y mette la moindre restriction ; et comme le projet du comité attribuait au tribunal un droit de censure sur les défenseurs officieux qui s’écarteraient de leurs devoirs, Robespierre fait entendre une protestation indignée : « Mais quoi ? S’écrie-t-il ; donner à des juges le droit de dépouiller ignominieusement les citoyens, sans aucune forme de procès, du plus touchant, du plus sacré de leurs droits, celui de défendre leur semblable ! quels principes ! »

  1. Dinocheau. — Séance du 12 décembre 1790.