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près du rivage et que, par les gros temps, le bruit des vagues se répand sur tout Maccarese.

— Je comprends. Mais est-ce que vos trois cents buffles ont des noms ?

— Vous voulez dire les mille buffles du domaine ? Assurément. Ni le jour, ni la nuit, les hommes ne se trompent une seule fois. Et veuillez observer que ces noms sont des phrases coupées en deux hémistiches, et accentuées par deux fois à l’avant-dernière syllabe. Jamais une bufflesse de la campagne romaine ne s’appellera : « Étoile, » ou « Europe, » ou « la Noire. »

— Pourquoi ?

— Parce que la tradition le veut ainsi, parce qu’elles obéiraient moins bien à des noms moins sonores. Songez que ces bêtes sont remarquablement intelligentes. À la nuit, elles sont renfermées dans des enceintes de pieux que je vous montrerai tout à l’heure. Leurs petits sont mis à part dans une autre enceinte. À un moment qui varie suivant les domaines, à quatre heures du matin chez nous, les gardiens qui vont traire les bufflesses se placent entre les deux palissades, dans un espace découvert. Ils crient le nom de deux ou trois vaches en appuyant fortement sur les syllabes accentuées : C’è gran guerra in alto mare ! Ils répètent le cri plusieurs fois. Les bêtes entendent, fendent la foule des autres, et arrivent à la barrière. Les gardiens se tournent alors du côté des petits. Ils appellent les veaux, qui portent ordinairement le même nom que leurs mères. Les petits, dans l’oreille desquels on a corné aux premiers jours de leur naissance : C’è gran guerra in alto mare, ou crarpe fine e stivaletti, dressent la tête, se fraient un chemin parmi leurs compagnons. On ouvre alors les portes. Les mères et les fils se réunissent. Dès que ceux-ci ont pris un peu de lait, ils sont chassés à coups de bâton sur la nuque, et les hommes achèvent de traire la bufflesse qui, sans cela, ne donnerait pas son lait.

L’explication que je rapporte ici, tout étonnante qu’elle paraisse, n’est nullement fantaisiste. Elle m’a été fournie, dans les mêmes termes, non seulement à Maccarese, mais à Salerne et dans les Calabres, par des agriculteurs, inconnus les uns aux autres, et possédant des troupeaux de buffles.

En descendant du tertre, nous inclinons à droite, vers la mer. L’herbe devient plus rare. Des oiseaux d’eau, surtout des vanneaux, aux dessous d’ailes argentés, s’élèvent autour de nous. Leurs cris pénétrans et doux animent seuls la plaine triste. Le sol décline toujours. Nous arrivons devant une sorte de lac blanc, tacheté de touffes brunes. C’est un point desséché du marais de Maccarese. Deux cheminées dépassant les arbres d’un bois, devant nous, indiquent la place où sont établies les machines à vapeur qui épuisent