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guide. — Environ quatre cents à cette époque-ci, monsieur, mais une quinzaine seulement en été. » C’est la condition habituelle des fermes de l’Agro. Le guide ajoute, devinant ma pensée : « Ils ne sont pas heureux. S’ils n’avaient pas de religion, ils se révolteraient. » Je le crois sans peine. Nous suivons une chaîne de collines, puis une vallée où un troupeau de vaches est parqué. Elles ont ces belles cornes écartées, longues et fines, et ce pelage gris, sans rayures, que les peintres n’ont jamais bien rendu. Autour d’elles, les prés sont pauvres. Ils montent devant nous, jusqu’à un mamelon très lointain, dont la courbe se dessine sur le ciel, avec une cabane de bergers au sommet. Nos chevaux prennent d’eux-mêmes le galop. Ils font sonner sous leurs pieds la pente ronde. Une vieille femme parait à la porte. Elle sourit au moins, celle-là ! « Voulez-vous un œuf frais ? — Volontiers. — Lavinia ? Lavinia ? » Une petite ébouriffée court chercher un œuf dans une cabane dressée pour les poules, à côté de celle des bergers, le tend à mon compagnon, qui prend une épingle, perce les deux bouts, boit le jaune et le blanc presque d’un trait, et jette sur l’herbe la coque entière. « À la romaine ! » dit-il.

Nous repartons. Nous descendons la pente rapide, vers un champ de guéret immense, qui fume sous le soleil. Au premier tiers, enveloppés d’une brume dorée, qui luit comme une auréole autour d’eux, une bande d’une centaine de paysans, nous tournant le dos, s’avancent lentement, brisant les mottes à coups de pelle et de pioches. Aucun n’est inactif. L’éclair des lames court, ininterrompu, d’un bout de la ligne à l’autre. Les femmes sont vêtues de rouge, les hommes d’étoffes sombres. L’un d’eux, tout jeune, porte un pigeon blanc sur l’épaule, et la bête frémit de l’aile, sans prendre son vol, toutes les fois que son maître se baisse, entraîné par le rythme de la pelle qui retombe. Seuls, deux chefs de culture, grands, chaussés de bottes, ne travaillent pas, et surveillent, appuyés sur leur bâton, le troupeau humain. Que voulez-vous ? il y a peut-être de l’injustice à penser cela : mais, malgré soi, un tel spectacle ramène le souvenir vers les temps antiques où, sous la conduite d’esclaves préférés, les esclaves cultivaient les latifundia de l’Agro, La différence est petite. Je demande à mon guide : « Où habitent ces gens ? — Ceux-ci assez loin, les autres, venus pour un temps moins long, plus loin encore. — Combien faut-il pour visiter les deux campemens ? — Une heure. — En avant ! »

Derrière le bataillon des rudes casseurs de mottes, dont pas un ne se détourne, nous passons, nos chevaux posant sans bruit leurs pieds sur la terre molle. Sauf cette ligne brisée de petits points noirs, qui diminue et s’efface, l’immense campagne est déserte. Déserts les fronts de talus surgissant en tous sens, pareils à des