Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/559

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cela, les yeux à demi clos, une étoile bleue qui s’est levée au-dessus des brumes d’horizon. — « Est-ce que les brebis sont rentrées ? — Elles sont en route, Excellence. Je les ai entendues qui venaient de l’ouest. — Montre donc à mon ami les chaises que vous faites pendant les veillées d’hiver. » Et deux hommes apportent des sièges de bois rouge dont le dossier, le siège, les barreaux, sont sculptés au couteau, très finement. Les sujets varient peu : des croix, des calices, des ostensoirs à rayons inégaux, et des branches de laurier enveloppant le sujet principal, avec beaucoup de grâce et des courbes tracées de main d’artiste. M. P… m’explique que les vingt-six bergers habitant cette cabane la quittent vers la fin de juin, pour rentrer dans le village, là-bas, perdu dans les neiges de l’Apennin, et où sont les femmes, les enfans, les mères, les fiancées. « Ils se préparent longtemps d’avance à ce voyage, me dit-il, et se préoccupent de bien emporter tout ce qui est nécessaire pour eux et pour leurs bêtes. Aussi, deux ou trois jours avant la date fixée pour le départ de la tribu, ils abandonnent la maison où nous sommes, et vont camper à cent mètres en dehors, afin d’éprouver si rien ne leur manque. Alors ils emmènent leur troupeau, à petites étapes, vers les montagnes. »

Nous sortons. En dix minutes, la terre est devenue presque obscure, tandis que le ciel, lourd et tremblant de brume à l’horizon, reste pâle au-dessus de nous. Une rumeur sourde s’élève du vallon, et quelque chose de mouvant, comme une nappe de brouillard ondulante sous le vent, couvre les premières pentes de la colline. Ce sont les quatre mille brebis du domaine, en bande compacte. Je commence à distinguer les chiens blancs qui bondissent autour d’elles, et les bergers à pied qui les cernent, leurs manteaux bruns traînant dans l’herbe, et le chef à cheval qui les suit. Tous ensemble ils montent sans hâte, d’un mouvement continu, avec un bruit de cailloux roulés, comme une marée. Mon compagnon m’entraîne jusqu’aux palissades que j’avais remarquées en avant de la cabane : une série de petites ouvertures y sont pratiquées, de distance en distance, et permettent aux brebis de passer, une à une, devant autant de guérites en pieux, où les hommes viennent s’asseoir. La rapidité avec laquelle ils traient le lait de cet immense troupeau est merveilleuse. Vingt-six bergers se sont placés sur la longue ligne. Les bêtes enfermées dans un parc, derrière eux, se pressent aux vingt-six portes de l’enclos. Elles s’engagent dans un étroit couloir, sont arrêtées par une fourche de bois que l’homme leur jette au cou, traites en un instant et remplacées par d’autres. En moins d’une heure, tout le fait est recueilli.

Quand nous descendons la colline, la nuit est presque noire. Une épaisse vapeur nous enveloppe. Les étoiles voilées dorment au-dessus