Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

taux raisonnable. Les propriétaires de tout l’Agro seront alors mis en demeure d’exécuter les travaux jugés nécessaires par la loi. On leur dira : « Faites, ou cédez-nous la place. Rome ne peut plus souffrir cette campagne indigne d’elle, et qui tue ses enfans. » La société achètera les terres qu’on refusera d’améliorer, les morcellera, prêtera aux cultivateurs qui viendront là, émigrant à l’intérieur au lieu d’aller chercher fortune au loin, et leur permettra d’acquérir lentement, par annuités, la propriété du sol. Vous verrez des villes se bâtir dans les lieux les plus sains, et les hommes y monter le soir, des plaines. Vous ne rencontrerez plus ces étendues désolées, inutiles, ni à côté ces bandes de travailleurs traités comme des bêtes… Allez dans la campagne, monsieur, voyez de vos yeux cette misère des choses et des hommes. Vous comprendrez pourquoi plus de trente mille pétitionnaires ont demandé au parlement de décréter la bonifica, tous saisirez mieux la gravité de cette question. Car, je vous le dis, les esprits sont très excités, et les possesseurs de l’Agro entêtés à ne rien entendre, provoqueront à la fin un terrible soulèvement d’opinion. »

Je me rappelle l’ardeur communicative avec laquelle plusieurs me parlaient de la sorte, et ces yeux noirs devenus brillans de passion, et le ton prophétique des derniers mots, toujours menaçans. Gens du peuple, géomètres, employés des computisterie princières, députés appartenant à des groupes avancés de la chambre, s’exprimaient avec une vigueur égale. Les partisans du statu quo n’étaient pas moins affirmatifs. Je suivis l’unique indication commune de leurs discours : j’allai voir. Et ce furent des jours délicieux que ceux que je passai dans l’Agro, à l’est, au nord, à l’ouest de Rome, captivé de plus en plus par cette étrange centrée, et par tous les problèmes qu’elle soulève, et tous les rêves qu’elle éveille.

Je n’ai pas la prétention de l’avoir découverte. Mais je veux dire simplement ce qui peut paraître nouveau à un étranger, ce que j’ai observé, entendu ou cru deviner, dans ces courses multipliées, Et pour cela j’en choisis quatre, à travers des domaines très dissemblables, dans des régions opposées de la campagne.

Au nord de Rome. — Je sors de Rome avec un ami, par la porte du Peuple. La voiture s’engage dans la vieille voie Flaminia. Et tout de suite, autour de nous, la campagne prend cette ampleur de lignes et cet air d’abandon qui la font si belle. Point de détails jolis, pas de coins d’ombre, de cascades, ou même de ces groupes d’arbres aux feuilles fines, joie du pays toscan, mais une succession de vastes espaces bossues, verts, mêlés de plaques de pouzzolane au premier plan, bleuissans dans le lointain, cernés de montagnes dont les neiges ont des teintes changeantes avec les