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est habité par une famille pauvre : le reste de la maison se pourrit lentement, on ne met plus même d’écriteaux « à louer, » on sait bien qu’on ne louera pas. J’entre dans un porche d’au moins cinq mètres de voûte, devant lequel trois enfans jouent à la morra. Ce n’est qu’un atelier de forgeron. Quelque voisin, embarrassé de sa charrette, l’a mise au fond, les brancards en l’air. Je vais plus loin : un charmant petit hôtel, loué, par exception, bâti à la lisière de l’Agro immense, et, — voyez ce détail qui montre bien la prodigieuse puissance d’illusion de certaines heures, — le couloir d’entrée est peint à fresque ; les murs sont couverts de paysages et d’amours joufflus ; un lion de pierre taillée, assis sur un socle, au pied de l’escalier, regarde la très chétive ménagère d’un des locataires, qui vient d’entrer devant moi, et qui monte, un paquet de linge sous le bras. L’hôtel est loué à de pauvres gens.

Tout cela se relèvera-t-il ? Verra-t-on le bouquet de lauriers verts au faîte des murs terminés ? Peut-être, avec le temps, dans certains autres quartiers, mais pas dans celui-ci. Pour occuper tous les logemens vides de Rome, il ne faudrait rien moins que l’armée de 50,000 ouvriers, entrepreneurs, travailleurs et spéculateurs de toute sorte, que la crise a chassés, et que rien ne rappelle encore.


Mais ce ne sont pas seulement des ruines, anciennes ou nouvelles, que l’on rencontre en parcourant les environs de Rome. Dans mes premières promenades, sans m’écarter beaucoup de la ville, deux choses encore m’ont paru dignes d’attention : les fortifications nouvelles, et l’équipage des charretiers qui transportent le vin des châteaux romains.

Les charretiers sont de noblesse, puisque leurs armes ont été dessinées par Raphaël : je veux dire leur voiture et leur soffietto.

La voiture est étroite et longue, d’un modèle beaucoup plus fin qu’à Bercy. On peut l’acheter toute faite. Mais le soffietto se trouve. Un charretier qui se respecte va dans les bois de la campagne, souvent dans les maquis de l’hôpital San-Spirito, qui sont un peu à tout le monde, — étant le désert même et le plus beau modèle d’abandon qui soit, — et tourne, retourne, bat les buissons, jusqu’à ce qu’il ait rencontré un tronc de bois dur, ayant cinq ou six branches écartées qui partent du même point, et forment comme une niche : un arbre qui fait la main. S’ils ont découvert cette jolie charpente d’une seule pièce, ils la coupent, taillent la base en pointe, et l’enfoncent au côté gauche de leur charrette, en avant de la roue. Puis, ils requièrent un spécialiste, qui tend, en avant des cinq doigts levés, sur des cercles mobiles, une capote d’étoffe blanche, ornée de festons de laine bleus,