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Il l’avait conduite jusqu’auprès du Quirinal. Elle devait, de là, passer, sur un viaduc, au-dessus du Forum de Trajan, et, par une large courbe, déboucher sur la place de Venise, dans l’axe du Corso. C’eût été très beau, très harmonieux. Mais Mgr de Mérode avait de plus vastes plans. Il y avait travaillé avec Lamoricière. Il les étudiait encore lorsque les Italiens étaient déjà maîtres de Rome, et les discutait avec le baron Haussmann, réfugié chez nous pendant la guerre franco-allemande. M. Haussmann s’y prêtait volontiers. On raconte même qu’un jour, pour résumer son avis, il aurait dit, en désignant les vastes terrains, non encore construits, qui s’étendaient autour de la gare : « Voyez-vous, monseigneur, votre Vatican, vos musées, vos galeries, c’est beau, mais c’est froid. Je voudrais faire prendre l’air à vos statues, et tracer par ici un bois de Boulogne sacré.

« Le mot n’était pas joli seulement : il était sage. Beaucoup de Romains estiment, comme moi, qu’il eût été politique de ne pas chercher à déplacer brusquement le centre de Rome, d’arrêter par un bois de Boulogne, sacré ou non, le progrès de la ville vers ces régions lointaines, trop vastes, difficiles à couvrir, pour diriger tout l’effort des constructeurs vers les prati di Castello, pour faire sortir de terre un quartier nouveau, compact, entre le Tibre et le Vatican.

« Nous n’en sommes plus à ces rêves. La via Nazionale, au lieu de dépasser le Quirinal, a servi à le dégager. Elle a été violemment détournée pour venir en zigzag, avec des pentes terribles, tomber à angle droit sur le Corso. On a projeté , puis entrepris des travaux gigantesques, tous à la fois. Après les premières années d’occupation, quand la conquête a été consommée par la résidence de la cour à Rome, quand on a vu la population s’augmenter rapidement, on a été pris d’une fièvre d’audace : on a entrepris de canaliser le Tibre, ce qui nous a coûté plus de 150 millions ; on a décrété que la Rome nouvelle surpasserait l’ancienne et l’absorberait, qu’elle serait une grande ville moderne et une place de guerre ; on a publié ce fameux plan régulateur qui rendra Rome méconnaissable, et l’a rendue déjà, — au prix de sacrifices que je ne veux pas énumérer, — bien différente de ce qu’elle était.

« La première faute, faute de direction, je le répète, a donc été de prétendre improviser une capitale. On a, sans l’avoir cherché sans doute, provoqué toutes les spéculations et affolé les esprits. Les Italiens ont cru que Rome ne s’arrêterait plus de grandir. La ville éternelle est devenue un marché ouvert, et, les premières maisons bâties ayant donné de beaux bénéfices, tout le monde a voulu bâtir, non-seulement les capitalistes, mais de simples brasseurs