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L’ancienne population a été débordée par une invasion d’étrangers. Rome comptait, en 1870, 226,000 habitans ; elle en a près de 400,000, dit-on, d’où il suit que sur quatre passans, deux seulement, en moyenne, sont Romains. Ceux-ci ont cependant conservé leur manière d’être et beaucoup de leurs usages. Dans la ville transformée ils continuent à parler le patois de Rome, à habiter les vieux quartiers ; ils sont, à la manière des ancêtres, intelligens, amis d’un travail coupé de nombreux repos, très enclins à compter, pour vivre, sur la générosité des grands, à considérer comme des droits quiritaires les sinécures des administrations publiques ou particulières, casaniers, un peu rudes d’apparence, mais d’apparence seulement, dans le gouvernement domestique, assez jaloux, et passionnés pour les petits tours à la campagne, où l’on ne dépense guère. Les femmes portent encore le corset de couleur vive. Les hommes des domaines seigneuriaux, des tenute lointaines, viennent, à certains jours, visiter ceux des faubourgs, et faire leurs provisions. Les bouchers, pour tenir écartés les flancs ouverts des moutons et des veaux, se servent de roseaux verts souvent garnis de feuilles. Personne ne se préoccupe beaucoup du lendemain. Tout se fait avec une lenteur diplomatique, col tempo. Si vous traversez, le soir, vers cinq heures, la place Colonna, vous la verrez pleine de gens qui sont là par la force d’une tradition immémoriale, causant, par groupes, des affaires de la cité ou des leurs propres. Les plus grosses entreprises rurales, comme les petites, se discutent là, sous les murs du palais Chigi. Parfois un vigoureux gaillard, au teint brun, met la main dans sa poche, la retire à moitié seulement, comble de blé qu’il laisse retomber assez vite, pour que le public ne soit pas au courant de la chose. C’est une vente de semences qui se conclut. Et vous pourrez observer, à la même heure et de la même place, que la coutume romaine de se promener au Corso, dans cette rue médiocre, longue et sans échappée, est demeurée triomphante, malgré la via Nazionale et les quartiers nouveaux.

Non, la transformation de Rome n’est pas le fait des Romains. Ils n’auraient pas conçu ce plan régulateur, hardi jusqu’à la brutalité, qui s’inquiète assez peu des églises et des souvenirs. Ils n’auraient pas détruit le pont Saint-Ange, comme on le fait en ce moment. S’ils l’avaient démoli, et qu’ils eussent trouvé des arches du moyen âge, que le Bernin avait seulement couvertes d’un revêtement et couronnées de statues, ils se seraient arrêtés. Et, s’ils avaient soupçonné, par-dessous les arches moyen âge, le troisième pont, d’époque romaine, que les travaux viennent de mettre à nu, ils en auraient dégagé un morceau seulement, pour avoir une ruine de plus. Ils étaient, au fond du cœur, et ils sont encore pour le système de la rue respectueuse, qui tourne le monument et s’incline à