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J’arrive, vers dix heures du soir, chez la princesse A… Trois salons de suite, déserts, merveilleusement meublés et tapissés d’objets d’art. Dans le quatrième, la princesse est assise et travaille, vêtue de sombre, blonde, belle d’une beauté régulière et douce : c’est une Italienne, d’une de ces grandes races un peu tristes pour qui les Italiens pourraient avoir inventé leur joli mot de morbidezza. Son mari lit une revue, à demi couché sur un canapé. Il se lève, vient à moi, me présente, et reprend l’entretien commencé ailleurs, avec cette aisance, cette souplesse d’esprit et de mouvement qui se transmet très bien et s’acquiert très peu. Nous causons de vingt questions. Il a sur chacune des idées, et, ce qui est plus rare, des lectures à citer. « Vous connaissez cet ouvrage allemand ? me dit-il. Vous feriez bien de consulter le volume d’un Anglais, lord D.., un de mes amis. Très curieux. » Il n’ignore ni la dernière pièce, ni le dernier roman, ni la dernière mode de France. Elle non plus. Et je suis sûr qu’ils en savent autant sur l’Angleterre, l’Autriche ou l’Allemagne. Elle parle peu, sensément, avec une sorte de dignité nonchalante. Un mot drôle fait venir à ses lèvres un sourire très fin, très vite effacé. La jolie tête blonde reste le plus souvent immobile, penchée, et le reflet de la lampe ne bouge pas sur le collier à gros grains d’or ciselé.

Un familier de la maison survient, un personnage des Calabres ou d’ailleurs, un buzzurro. Il est éperdument provincial auprès d’eux. À un moment, il a parlé de l’Italie, « cette jeune nation. » Le prince A.., d’un geste languissant, a repiqué son épingle de cravate, et, les yeux encore baissés : « Oui, toute jeune, a-t-il dit, avec beaucoup de siècles sur les épaules. »

Ce sentiment de la gloire de la Rome antique se retrouve dans toutes les classes de la société. Il me paraît l’emporter de beaucoup, au moins dans le cœur des Romains proprement dits, sur la vanité qu’ils tirent de la Rome moderne. Un employé de bureau me disait : « La grandeur de Rome a fait la grandeur de la malaria. On exagère celle-ci, à cause de l’autre. » J’ai rencontré, tout à l’heure, au coin d’une ruelle, deux gamins en culottes et en chemise, les pieds nus. Le plus âgé n’avait pas douze ans. Chacun tenait à la main un bout de bois pointu, en guise de poignard, et cherchait à toucher l’autre. Je me suis arrêté pour les regarder, ce qui les a singulièrement animés. Après un moment de lutte indécise, le plus grand s’est écrié : « Tu vas voir que je suis un Romain de Rome ! Romano di Roma. » Et il a porté à son adversaire un coup droit qui a déchiré la manche à la hauteur de l’épaule. Non loin de là, dans l’angle d’une porte, une vieille, dont la jeunesse avait peut-être été disputée au couteau, riait silencieusement.