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chez pas dans ce livre l’image et le cher regret du paradis terrestre, — du paradis perdu pour nous, hélas ! En Égypte, M. d’Harcourt n’a voulu voir que les Égyptiens et leurs maîtres divers. Le grand souci de cet esprit appliqué, c’est l’homme et les lois historiques qui déterminent la destinée d’un peuple. Suivons-le donc sur le large terrain où il nous appelle.

Dès la première ligne, au sommaire du premier chapitre, j’admire et reconnais le philosophe qui m’était apparu dans les Réflexions sur les lois sociales, avec son regard sagace, son habileté à discerner le point central d’un sujet, son tour de plume gravement humoristique. Retenons-la bien, cette première ligne : « Les Égyptiens. — Leur aptitude à recevoir des coups. » Cela n’a l’air de rien, vous diriez une simple boutade ; c’est tout l’argument du livre, le clou auquel l’auteur va suspendre, la chaîne de ses déductions, et autour duquel on peut construire toute l’histoire de l’Égypte. Cette idiosyncrasie explique seule une histoire si particulière. Si le peuple égyptien a exécuté les plus grands travaux que le génie humain ait conçus, depuis les pyramides jusqu’au canal de Suez, c’est grâce à son « aptitude à recevoir des coups ; » grâce à elle, il a supporté sans une révolte et enrichi successivement tous ses maîtres. Hyksos, Pharaons de Nubie, Perses, Grecs, Romains, Arabes, Turcs, Albanais se sont passé la même trique, comme le flambeau des coureurs dans la métaphore classique. De tout temps, la bastonnade a été pour les agens du fisc un moyen de perception aussi régulier que l’est chez nous la signification de la cote personnelle. M. d’Harcourt relève dans Ammien Marcellin un passage où l’auteur latin dit des Égyptiens : « On rougit parmi eux, quand on n’a pas à montrer de nombreuses cicatrices de coups de fouet, conséquence du refus de payer l’impôt. » Faute d’avoir connu ce peuple et son aptitude à recevoir les coups, nos politiques ont, pris au sérieux la rébellion d’Arabi ; ils n’ont pas su et d’autres leur ont enseigné que l’on comprime vite les plus violens mouvemens de l’Égypte, avec quelques hommes et quelques livres sterling.

Inattaquable dans cette démonstration, notre informateur la pousse trop loin, à mon sens, quand il refuse aux Égyptiens toute valeur militaire. Ils ne sont jamais bons soldats pour leur propre compte et sur leur propre sol ; au dehors, encadrés et commandés par des maîtres étrangers, on en peut tirer parti. Les troupes d’Ibrahim, qui firent trembler Constantinople après la victoire de Nézib, n’étaient pas uniquement composées d’Albanais. Plus près de nous et sous nos yeux, dans la dernière guerre russo-turque, les deux régimens envoyés, par le khédive à