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séparés et les pommettes des joues saillantes ; leurs cheveux sont très noirs, courts et épais ; les pieds petits et bien formés ; les visages sont bruns et sans couleur. N’ayant plus la rudesse des premiers temps, on les voit se visiter, quoique n’ayant absolument rien à se dire ; que pourraient-ils se communiquer puisque ce que chacun gagne, consomme, achète, est connu de tous ! Les femmes sont loin d’être jolies, mais, par un heureux privilège, elles caquettent à tout propos sans qu’il soit possible de prendre à leur bavardage un intérêt quelconque. Les hommes, graves et silencieux, qui les écoutent sans les interrompre, éprouvent peut-être ce singulier plaisir que certaines personnes ressentent à entendre le chant d’un oiseau parleur en cage. Qu’on accorde à un interné de Mazas une pie-grièche, est-ce que l’interné n’en fera pas ses délices ?

À l’heure actuelle, à Saint-George et à Saint-Paul, on compte 63 familles dans chacune de ces îles. Pour développer leurs instincts moraux et religieux, on a construit des villages, des églises et des écoles. Chaque famille vit dans une maison parfaitement close, dont les murs intérieurs sont recouverts de toiles imperméables et de papiers de couleur. Nulle misère ne s’y montre et nulle malpropreté ne choque dans les villages ; c’est un grand contraste avec l’état d’abandon dans lequel croupit la population de l’Alaska. Chose encore plus extraordinaire, on n’y voit ni tribunal, ni justice de paix, ni l’ombre d’un gendarme ou d’un sergent de ville. En somme, de quelle existence peuvent donc vivre ces gens-là ? Ils végètent pendant neuf mois de l’année, et, pendant trois autres mois, ils vivent dans le sang des phoques et dans leurs chaudes dépouilles.

Ce qui élève leurs âmes un peu au-dessus des brutes qu’ils immolent, c’est la stricte observation des rites de l’Église grecque à laquelle ils appartiennent. Sans nombre sont leurs fêtes religieuses, celles des anniversaires d’une mort ou d’une naissance. Un tiers de leur existence y est consacré. S’il y a un paradis ouvert aux popes, ce dont il n’est pas permis de douter, c’est bien à ceux qui viennent aux îles Pribylov pour y prêcher la résignation et l’espoir d’un monde meilleur qu’il est réservé.


EDMOND PLAUCHUT.