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reconnues inférieures à celles des jeunes, on n’insiste pas, et on les abandonne sur la voie, rugissans et pantelans. À fur et à mesure que l’on approche du champ de carnage, l’allure des phoques devient plus saccadée, et c’est par de légers bonds, interrompus par des temps d’arrêt qui ressemblent-à une muette protestation, qu’ils atteignent le but. Là, ils tombent exténués, et le temps qu’il leur reste à vivre est juste celui qu’il leur faut pour revenir à leur état normal.

Vers les sept heures du matin, aussitôt après le déjeuner, les indigènes quittent leurs villages et se rendent sur le terre-plein où leurs victimes se trouvent assemblées en plusieurs groupes de cent à cent cinquante à la fois. Les sacrificateurs sont vêtus d’une chemise de flanelle, d’un pantalon de toile, et chaussés de fortes bottes. S’il pleut, ils couvrent leurs épaules d’une sorte de manteau Henri II en peaux de phoques et de lions de mer. Ils ont à la main un fort gourdin en bois de chêne, fabriqué spécialement à leur usage, à New-London, dans le Connecticut. Il est d’une longueur de cinq à six pieds, et son diamètre à l’une des extrémités est de trois pouces ; l’autre bout est arrondi de façon à bien tenir dans une forte main d’homme. Chaque indigène est aussi porteur d’un couteau à dépecer qu’il pose sur la terre, à côté de lui.

Très docilement, les phoques se laissent former en cercle, leurs têtes très rapprochées, tournées vers le centre, et à bonne portée des gourdins. Avant de commencer l’exécution, un chef indigène passe une inspection attentive des bêtes ; il indique celles qui doivent être épargnées, soit qu’il les trouve trop jeunes, soit qu’il les déclare trop âgées, soit encore parce que leur peau est quelque peu endommagée. Au commandement de : Frappez ! les gourdins s’abattent, et en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, avec une rapidité vraiment foudroyante, les phoques désignés pour mourir restent sur le sol sans aucune apparence de vie. Les couteaux entrent aussitôt en fonctions, » et pénètrent jusqu’à deux fois dans le cœur des victimes ; ils y creusent deux larges plaies par lesquelles le sang s’écoule jusqu’à la dernière goutte afin d’éviter les taches ou maculations. Le chef indique le moment où l’animal doit être dépouillé de sa riche toison, et c’est une rude et délicate besogne, paraît-il, car on y emploie des lames aussi tranchantes que celles des instrumens de chirurgie. Toutefois, l’opération n’est pas longue, et quatre minutes au plus suffisent. Les dépouilles mises à part, les indigènes chargent leurs épaules de la carcasse de l’animal, et vont la jeter sur des dunes sans nul souci des putrides émanations qui bientôt vont s’en dégager sans que,