Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/414

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son palais. Nous parcourûmes tout le sérail où elle habite. De là l’empereur voulut voir le harem où je loge avec le prince Potemkin, et Ligne. Comme je connais tous les détours de ce palais, je l’y conduisis, puis je l’accompagnai chez lui. Il occupe la maison d’un frère du khan, où il est bien logé. Je ne pus m’empêcher de faire remarquer combien il était singulier que je me trouve mener l’empereur des Romains dans le harem du khan des Tartares. C’est, en effet, bien extraordinaire. Après un peu de toilette, nous allâmes voir les hurleurs qui s’étaient rassemblés à la mosquée. L’impératrice était trop fatiguée, mais l’empereur y vint ; tout cela nous parut bien fou. Nous revînmes ensuite chez l’impératrice, qui fut très gaie. Elle était dans une grande salle très richement ornée, avec une devise en lettres d’or qui en fait tout le tour et qui dit en arabe : « les jaloux et les envieux auront beau dire : ni à Ispahan, ni à Damas, ni à Stamboul, on ne trouvera la pareille. » Dans cette salle sont des fleurs et des fruits en cire que fit M. de Tott, pendant son séjour en Crimée, auprès de Crim-Kéraï. Il en parle dans son livre. L’impératrice, à qui je les montrais, dit à l’empereur : « C’est assez extraordinaire que tout ce qu’a fait M. de Tott soit destiné à me revenir. Il avait fait deux cents canons à Constantinople, je les ai tous. Il a orné ce palais de fleurs, je les ai. Il est des destinées singulières. » Ségur entra. Elle se tut, rit beaucoup, et, se tournant vers moi, me dit : J’étais sur mon beau dire. L’empereur parla beaucoup du caractère qu’il y avait à s’être mis au milieu de mille Tartares et combien ceci devait contribuer à avancer l’entière civilisation de ce pays. Il est certain qu’il est fort beau de s’être fait escorter par des gens qui, autrefois, battaient l’armée russe et qui viennent à peine d’être vaincus.

« La nuit étant venue, toutes les montagnes qui entourent la ville furent illuminées de plusieurs cordons de lumière, ainsi que les maisons qui sont en amphithéâtre, ce qui fit un très beau spectacle. Nous soupâmes, et, me trouvant à côté du gouverneur, je lui parlai de l’accident qui avait manqué d’arriver à l’impératrice, et que l’empereur m’avait conté. On avait oublié d’enrayer la voiture ; les chevaux, ne pouvant plus retenir, emportèrent le cocher qui fut au moment d’être culbuté. Comme c’était une calèche où l’on était huit, au train où l’on allait, tout aurait été tué ou estropié. Le gouverneur me dit que, de sa vie, il n’avait eu si peur. Les Tartares, qui croyaient la perte de la voiture inévitable, criaient : Que Dieu la sauve ! Que Dieu la sauve ! Quand l’impératrice saura cela, cela la dédommagera de l’inquiétude qu’elle a dû avoir, quoique l’on dit qu’il n’y parût pas sur son visage. Nous séjournons demain,