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Contentons-nous de la réalité, déjà fort satisfaisante : à savoir que les scandales conjugaux ne sont pas plus fréquens à Bourail que dans n’importe quel endroit du globe, pourvu toutefois que l’administration ne cesse d’assainir, de surveiller, d’encourager.

Quand l’aisance pénètre dans l’une de ces cases rustiques, elle apporte, avec le sentiment de la propriété, le goût de l’épargne et, par conséquent, le besoin de l’ordre et de la régularité. Si les choses en sont déjà là lorsque naissent les enfans, il y a fort à parier qu’ils trouveront établie autour d’eux la notion du tien et du mien qui a manqué à leurs parens. On leur apprendra qu’il faut fermer sa porte pendant la nuit, par crainte des voleurs ; en voyant à quel point chacun est jaloux de sa clôture, de son fossé, de son droit de passage, ils seront convaincus que l’on commet un attentat en franchissant la haie mitoyenne. De cette idée en découlent beaucoup d’autres qui eussent fait ouvrir autrefois de grands yeux à leurs père et mère.

La femme et les enfans venus de France auront presque toujours sous ce rapport, — je l’ai déjà indiqué, — une éducation à refaire et de vieilles habitudes à vaincre. Voilà pourquoi, tout en reconnaissant la nécessité de faciliter largement l’exode des familles de condamnés, j’ai beaucoup plus de confiance dans les mariages conclus à l’aide du kiosque octogone que dans la réunion d’époux séparés depuis de longues années.

Je ne parle, bien entendu, que des unions entre Européens : les mariages entre femmes françaises et transportés arabes sont pires que tout, je les ai dépeints en vous racontant les mésaventures de Mohammed ben Turquia. Quant aux mariages de condamnés avec des femmes indigènes, ils sont tellement rares que ce n’est pas la peine de les mentionner.

Il résulte de ce qui précède que, pour obtenir la régénération du forçat par la vie de famille, il ne suffit pas de le réunir aux siens et de le marier. L’administration a une tâche infiniment plus complexe et plus délicate : elle doit développer chez le condamné l’instinct. de la propriété, elle doit s’occuper des enfans.

Quelques mots sur ces deux points.

J’ai dit que pendant une période de trente mois à partir de son installation, le concessionnaire reçoit une allocation de vivres. Ce temps écoulé, l’homme est livré à lui-même : il doit, dès lors, gagner assez d’argent non-seulement pour « joindre les deux bouts » et éviter ainsi d’être frappé par l’usurier qui le guette, mais encore pour faire des économies, augmenter son modeste train de culture et se préparer à pouvoir nourrir plusieurs bouches. Aussi a-t-on placé sous les ordres du commandant du centre un agent technique, ancien élève de Grignon, dont la fonction consiste à parcourir