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Shelley ; on s’élève avec éloquence contre l’idée que la conservation de l’espèce est la fin suprême de l’amour ; on croit trouver la réfutation de cet argument si schopenhauérien dans ce fait que l’amour, plus tenace que la vie, « grandit quand l’espèce n’y a plus d’intérêt, quand un des deux amans a été emporté par la mort ; » à ce propos, on se demande, « avec une froideur positiviste, » si un tel sentiment n’est pas en opposition directe avec l’instinct de l’espèce, et l’on conclut enfin en s’inscrivant en faux contre la sentence de Manzoni. Il le faut bien, car autrement, qu’en adviendrait-il du Mystère du poète, de Daniele Cortis, de Malombra, ou même du délicieux petit poème de Miranda, et encore des romans d’amour et des poèmes d’amour que M. Fogazzaro écrira dans la suite, qu’il écrira, dis-je, qu’il le veuille ou non, parce qu’il a l’amour dans l’âme ? Il le faut bien, parce qu’autrement il faudrait passer condamnation sur presque toute la littérature moderne, et que ce serait grand dommage ! Il le faut bien ; mais le lecteur, et, qui sait ? l’auteur lui-même, ne conserveront-ils aucun doute, seront-ils délivrés de tous scrupules ? ..

On n’attend pas que nous tranchions ce grand débat. Sans doute, Manzoni, dans la courte demi-page où il se prononce avec une netteté saisissante, nous a paru d’une logique serrée qui, selon l’expression de M. Fogazzaro, fait réfléchir, et dans les argumens invoqués contre lui, il nous a semblé, pour dire les choses franchement, qu’on se payait un peu de mots. Hélas ! oui, on citait trop de saints, trop de poètes, on nous donnait, d’après eux, une définition trop sublime de l’amour. Nous écoutions, et un vent de scepticisme nous emportait. Nous nous demandions si l’on trouve l’amour sublime ailleurs que dans la poésie. Nous nous rappelions que l’histoire des poètes est pleine de désillusions. Mille épisodes inquiétans hantaient notre mémoire : c’était Lamartine effaçant du Lac les deux strophes où montait la voix victorieuse des sens ; c’était Goethe oubliant si vite Frédérique aux pieds de Charlotte, puis oubliant Charlotte à son tour, avant même de l’avoir remplacée, grâce aux seuls charmes du gai paysage qu’il traversait en la fuyant ; c’était, pour abréger une nomenclature qui pourrait être infinie, c’était Dante lui-même, entrant d’un pas allègre dans la « forêt obscure, » au lendemain de la mort de Béatrix. Oui, ces exemples illustres, et combien d’observations faites sur des matières plus communes, sur ceux qui nous entourent, sur nous-mêmes, réfutaient douloureusement les argumens de l’orateur. Notre bon sens lui répondait qu’il n’y a qu’un seul amour, toujours le même, quelque grande part qu’il fasse à l’idéal, quelque divin qu’il soit ou qu’il se croie ; que, dans un nombre infini de cas, cet