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jugement d’Alexandre Manzoni a une immense autorité en matière d’art, il en a une bien plus grande encore en matière de morale. Et c’est là le cas du jugement qu’exprime la page rapportée par M. Bonghi… »

On le voit, M. Fogazzaro pose avec une parfaite loyauté le problème inquiétant qu’une page exhumée de Manzoni a suscité dans sa conscience de peintre de l’amour. Malgré le respect qu’il proclame pour l’auteur des Fiancés, j’aime à croire que ce n’est point parce que cette page est de lui qu’elle l’a si profondément troublé : car enfin, Manzoni n’est qu’un homme, et pour grande qu’est son autorité, elle n’est point infaillible. Mais le jugement rigoureux qu’elle exprime, peut-être bien qu’il venait prêter sa nette formule à de vagues scrupules encore inavoués qui flottaient dans l’esprit de M. Fogazzaro, comme ils flottent sans doute dans celui de beaucoup d’autres romanciers lorsqu’ils songent à l’action possible de leurs livres. Subitement il lui révélait la contradiction presque inévitable qui existe entre les aspirations d’un moraliste, c’est-à-dire d’un homme qui rêve de guider son prochain vers un certain idéal, et les exigences ou les habitudes de la littérature, qui, quoi qu’on fasse, est toujours prête à sacrifier le sens moral au sens esthétique. Une inflexible logique lui posait sans aucune atténuation ce problème inquiétant : ou bien contribuer à déchaîner parmi les hommes la passion de l’amour, toujours dangereuse, parce qu’ils y sont toujours trop enclins, ou bien renoncer à peindre l’amour et encourir le blâme de l’avoir fait. Comment échapper à ce redoutable dilemme ?

M. Fogazzaro a tendu toutes ses facultés pour y parvenir. Dans les vingt pages qu’il consacre à réfuter l’opinion extrême de Manzoni, il a mis autant de talent, autant de tendresse, autant de charme que dans les meilleurs morceaux de ses romans. C’est toujours un spectacle intéressant que celui d’un écrivain qui se débat contre lui-même : ce spectacle, M. Fogazzaro nous le donne, et non sans candeur. Il se consume en efforts pour démontrer qu’une conception vulgaire de l’amour peut seule donner raison à Manzoni, et pour échapper à une telle conception. Mais là précisément est la difficulté. Dans Daniele Cortis, Daniele se séparait d’Hélène en lui traduisant des paroles latines qui les représentaient unis non par la chair, mais par le corps, comme s’unissent les astres et les planètes, par la lumière, ou les palmiers, par le front, non par la racine. Ici l’on emprunte à des saints des définitions de l’amour qui en font u la sublime unité idéale de deux êtres humains ; » on recourt à une belle image orientale, évoquée déjà dans le Mystère du poète, qui identifie l’amour avec la charité et avec la piété, tout comme les mystiques du XIIIe siècle se plaisaient à le faire ; on cite Dante et