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à travers son tempérament particulier qui n’est peut-être pas autant d’un directeur de consciences que d’un artiste et surtout d’un amoureux. De là, des préoccupations un peu contradictoires de mystique et de moraliste, qu’il n’est pas très facile de concilier.

Le moraliste voudrait bien être sévère : il s’efforce d’arriver à une conception austère de la vie, que tantôt il développe à travers les discours de ses personnages, que d’autres fois il expose en nous initiant à leurs luttes intimes. Il nous les montre luttant en héros contre la passion, qui pourtant les domine, ou, de toute leur énergie, trempant leur âme et l’exaltant au-dessus des tentations. Le mal les guette sous ses formes les plus séduisantes : ils lui résistent, et généralement ils sont les plus forts. Dans Malombra, l’espèce de guerre amoureuse qui sévit entre Silla et Marina prend un caractère presque symbolique ; la femme, là, représente la chair, la chair maudite, avec ses tyrannies démoniaques, ses appels affolans, ses damnations fatales, ses humiliantes victoires, soudaines comme des orages d’été, avec surtout ce je ne sais quel halo mystérieux qui enveloppe et idéalise sa matérialité ; l’homme, lui, c’est l’intelligence, supérieure et vaincue, l’âme remplie de bonne volonté, mais que le corps oppresse, et qui, aspirant au bien de toute son essence divine, est toujours prête à tomber d’autant plus lourdement qu’elle a volé plus haut. Ces deux forces ennemies se sont réconciliées, dans Daniele Cortis, où, réunies, elles luttent ensemble contre le même ennemi, contre la pensée coupable qu’incarnait plus haut dona Marina : Hélène et Daniele, que l’amour rapproche, que le devoir sépare, sont d’accord pour mater leur chair et se réfugier ensemble dans un rêve d’idéalité qui les sauve de l’adultère, non de l’orgueil. Enfin, dans le Mystère du poète, l’amour et le devoir n’étant plus opposés l’un à l’autre, les deux êtres qui s’aiment arrivent tout près du bonheur : seule, la mort les en écarte ; encore, laisse-t-elle chez le survivant le sentiment consolateur d’une union surnaturelle, plus vraie que la réalité : « Dans mon être mortel tu vis, image éternelle… »

Comme on le voit, il y a une sorte de lien entre les trois romans principaux de M. Fogazzaro. Ils tournent, si je puis parler ainsi, autour d’un axe commun ; ils posent et discutent, à trois momens différens de la vie morale, et à travers des circonstances d’ailleurs dissemblables, ce problème éternel de l’amour. Ils le posent avec des inquiétudes qu’expliquent les aspirations pratiques d’un moraliste, ils le suivent avec toute la ferveur d’une âme tendre et mystique, ils ne le résolvent pas parce que, réduit à des termes aussi contradictoires, il est insoluble. Et l’on dirait qu’en présence de cette œuvre où il a mélangé toutes les nuances d’un sentiment qui va