Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donner une terrible leçon aux rois et aux peuples. Il s’est convaincu dès le premier jour que tout est « miraculeusement mauvais » dans la révolution ; il la déclare satanique dans son principe, et il est fier et heureux d’avoir affaire au diable. Cette imagination ardente cherchait une proie ; elle l’a trouvée, elle la tient et ne la lâchera plus.

La Savoie, la vie patriarcale, son père, sa mère, les jésuites, ses fonctions de magistrat comme les rochers et les torrens des Alpes l’avaient fait ce qu’il était. Mais c’est la Révolution qui lui a fourni l’emploi de son éloquence et de son génie. Il lui doit d’avoir écrit des livres qui sont restés, d’avoir durant de longues années dogmatisé et prophétisa, deux des plaisirs les plus vifs que puissent éprouver certains hommes. Hélas ! elle lui a causé aussi de grandes tristesses en se plaisant à démentir quelques-unes de ses prédictions. Il avait annoncé le prochain rajeunissement de l’Europe par une effusion nouvelle de l’esprit divin, et quand l’homme extraordinaire eut disparu, on en revint aux vieilles pratiques, aux vieux abus, aux vieux moyens de gouvernement. Il croyait que la grande crise aboutirait « à l’exaltation du catholicisme et de la monarchie » et servirait à établir le règne de Dieu sur la terre ; elle n’avait servi qu’à établir la puissance de cette Autriche « sans foi, sans mission et sans amour, » qu’il détestait de toute son âme comme la plus implacable ennemie de son roi. « Après s’être alliés en Jésus-Christ notre Sauveur, pourquoi et à quel propos s’allier en Metternich ? » Dieu ne s’était pas montré, et ceux qui se donnaient pour ses représentans n’avaient rien de divin. Il s’était flatté aussi que Victor-Emmanuel, instruit par le malheur s’occuperait de rendre son autorité agréable à ses peuples, et Victor-Emmanuel croyait tout sauver en pourchassant les suspects, les moustaches longues, nuisibles au gouvernement, et en renforçant le pouvoir des majors de place. À la vérité, on se croyait tenu de récompenser les services rendus par le comte de Maistre ; mais on lui trouvait l’esprit trop libre, l’âme trop généreuse, et on se défiait de lui.

Il disait dans ses dernières années : « Je meurs avec l’Europe ! » et il confessait que l’un des plus grands chagrins de la vie est de voir la bonne cause défendue par des gens qu’on ne peut aimer. Mais ce qui l’affligeait encore plus, c’est que la Révolution n’avait pas dit son dernier mot, que les Bourbons restaurés avaient jugé nécessaire de se mettre en règle avec le diable en octroyant à leurs sujets une charte constitutionnelle, et que la France, gangrenée par les idées modernes, semblait prendre goût à sa maladie et s’appliquait à la faire durer. « — Tout cela pourrira, madame la marquise, disait un prêtre morose à Mme de Sévigné. — Tout cela, répliqua-t-elle, n’est pas encore pourri ! »


G. VALBERT.