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aujourd’hui d’un grand usage. On demandait un jour à notre bonne amie Mme Huber : « Comment faites-vous pour vivre avec ce revenu ? » Elle répondit avec ce beau sang-froid que vous connaissez : « Eh ! mon Dieu, on ne vit pas. »

Et cependant il s’est toujours souvenu avec attendrissement de cette vie patriarcale qu’on menait à l’hôtel de Salins et dans laquelle il avait goûté, disait-il, « autant de bonheur qu’on en peut goûter sur la terre. » Les mères attentives et économes font des miracles, et si courtes que fussent leurs finances, les de Maistre ne laissaient pas de vivre. Ce magistrat rigide, cette femme au cœur tendre qui récitait Racine, s’accordaient à penser « qu’il faut amuser les enfans de peur qu’ils ne s’amusent. » Ils célébraient toutes les fêtes. De petits vers, gentiment débités, des sonnets de circonstance, des fleurs de la montagne, un plat d’extra, il n’en faut pas davantage pour embellir la vie.

Le bonheur, a-t-on dit, est plus ami des liards que des louis. Si Joseph avait été élevé par des parens millionnaires, il se serait blasé bien vite sur de petits plaisirs dont il ne se dégoûta jamais, et peut-être n’eût-il pas conservé jusqu’à sa mort cette fraîcheur d’âme, cette vivacité d’imagination qui fait le charme de sa délicieuse correspondance. Il écrit en 1804 à l’une de ses sœurs qu’il soupe quelquefois chez l’impératrice-mère et chez l’empereur, et qu’il pense sans cesse à François Brossard, à l’abbé Latoux, à la rue Macornet et à l’auberge de la Porraz. Sans cesse, il se rappellera le joyeux emploi qu’il faisait de ses vacances, les courses à âne ou en voiture, les rivières où il péchait la truite, les ruisseaux où il traquait l’écrevisse, les vendanges, les pressantes dans les celliers, les parties de quilles, de boules, les promenades dans la montagne. Il se souviendra aussi du fameux fromage mou de la Savoie, qu’on appelle le vacherin. Il fut charmé, ravi de le retrouver à son retour de Russie. L’abbé Rey lui en offrit un qui venait du bon coin. « Jamais je n’en ai mangé de meilleur. Ma femme m’en donne quand je suis sage ou quand elle me croit tel. Mais je la séduis et presque tous les jours j’en tire quelque chose. » Son biographe a raison de dire « qu’il ne dédaignait point les petits côtés de l’existence, » et voilà ce qu’on gagne à naître au pied du Nivolet, dans une maison où la vaisselle plate et les bons morceaux sont le luxe des très grands jours. S’il a beaucoup haï, il n’a jamais rien méprisé, ni l’odeur du vacherin, ni les petites choses, ni les petites gens. À son superbe et farouche mysticisme, il joignait l’exquis naturel d’un Allobroge, qui s’est intéressé de bonne heure « à tout ce qui rampe, à tout ce qui nage, à tout ce qui vole, à tout ce qui chante, à tout ce qui beugle, à tout ce qui bêle. »

Il avait fait ses classes chez les jésuites, et cet « escholier modèle » fut affilié par eux à la grande Congrégation de Notre-Dame de l’Assomption, dite des Nobles ou des Messieurs. Les ennemis des bons