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— Paix éternelle, répète Goussef.

— Penses-tu qu’il entre dans le royaume des cieux ? demande le soldat.

— Qui donc ?

— Pavel Ivanovitch !

— Certainement… D’abord il a beaucoup souffert. Puis il a appartenu à l’état religieux, — toute sa parenté intercédera et priera pour son âme.

Le soldat s’assied sur le lit de Goussef et dit :

— Toi, Goussef, tu ne seras pas non plus bien longtemps de ce monde. Tu n’arriveras pas en Russie.

— Est-ce que le docteur l’a dit ? demande Goussef.

— Non, mais ça se voit. Tu ne manges plus, tu maigris, — en un mot, tu as la phtisie. Je ne dis pas ça pour t’inquiéter, mais peut-être voudrais-tu communier. Ou, si tu as de l’argent, tu ferais bien de le remettre à l’un des officiers.

— Et dire que je n’ai pas écrit à la maison ! soupire Goussef. Je mourrai et ils ne sauront rien là-bas.

— Si fait, ils le sauront, dit un des matelots, les morts s’inscrivent ici dans un livre et à Odessa les chefs militaires enverront la nouvelle au maire de ton village.

Cet entretien n’est pas pour égayer Goussef. Il se sent inquiet, il suffoque dans la chaude cabine.

— Pour l’amour de Dieu, dit-il, conduisez-moi sur le pont, mes frères.

— Volontiers, répond le soldat, je te porterai, tiens-toi à mon cou. Et de sa main restée saine il soutient Goussef, qui est suspendu à son cou. Ainsi les deux misérables arrivent en haut. Le pont est couvert de soldats en congé, qui dorment, étendus sur leurs manteaux. Il est difficile de se frayer un passage parmi eux.

La nuit est sombre. Pas de lampe sur le pont, ni dans les mâts, — et la mer tout autour si noire ! — Sur la poulaine se tient immobile comme une statue la sentinelle ; on dirait qu’elle dort aussi et que le navire s’en va comme il veut dans l’espace, vers un but à lui.

Le soldat penche la tête sur le bord et dit : — Demain on descendra Pavel Ivanovitch dans la mer.

— Oui, — c’est la loi.

— Être couché dans la terre vaut mieux. Là, au moins, notre mère pourrait venir pleurer.

Goussef et le soldat lèvent involontairement la tête ; ils voient là-haut le ciel, les étoiles étincelantes, le calme, la paix ; ce ciel, ils le connaissent depuis leur enfance, il est le même dans leur patrie. Puis leurs yeux se baissent et la mer leur paraît méchante, énigmatique. Pour des raisons inconnues, les vagues