Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/173

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la mode qui les a exaltées ou de la mode qui les rabaisse ; cette valeur est grande. En quelque lieu qu’on rencontre les Profondeurs de la mer et le Persée, pour peu qu’on soit sensible à l’expression de la pensée par des formes pittoresques, on s’arrêtera, surpris et pénétré ; on sera surpris, parce que les figures sont étranges et en train d’accomplir des actions mystérieuses dont la signification confuse exige quelque réflexion ou quelque instruction ; on sera pénétré, ce qui vaut beaucoup mieux, parce que, du premier coup, ces figures étranges, d’une beauté exquise et rare, et définies, avec une étonnante précision, par une savante volonté, se seront fixées, sans effort, dans l’imagination charmée.

On peut avoir quelque lecture sans se remémorer immédiatement ce bizarre épisode de la légende fabuleuse de Persée qui a séduit l’imagination raffinée de M. Burne-Jones. Lejeune aventurier, pour sauver l’honneur de sa mère Danëê, ayant promis imprudemment d’apporter, pour son écot, à un festin solennel, la tête de la Gorgone, se trouve fort empêché au moment d’accomplir son vœu. Mercure, toujours obligeant, lui conseille d’aller trouver, dans les régions hyperboréennes, les trois Grées (les vieilles), sœurs antiques et sages, qui, à elles trois, possèdent un seul œil et une seule dent qu’elles se prêtent suivant les besoins. Si l’adolescent parvient à saisir, au beau moment, ces précieux trésors, les bonnes dames, pour les reconquérir, n’auront naturellement rien à lui refuser : elles lui enseigneront la route qui mène chez les Gorgones et la façon dont il s’y faut prendre pour trancher la tête de Méduse. Le conte est vraiment puéril et il a fallu une imagination singulièrement douée pour en tirer une scène pittoresque. Si l’on n’était au courant de l’histoire, on ne remarquerait pas la petite dent blanche, une perle, que le jeune guerrier, souple et vif dans sa cuirasse écaillée, saisit dextrement au moment où l’une des vieilles la passe à sa sœur ; on n’en serait pas moins vivement impressionné par les attitudes effarées et les gestes fatidiques des trois sorcières accroupies, entre les crevasses d’un glacier, sur un sommet désert, dans un paysage froid et gris d’une désolation extrême. Évidemment il s’accomplit là, dans un silence tragique, quelque chose de grave et de décisif. Les figures de M. Burne-Jones ont une élégance ferme et poétique dans le mouvement, l’expression, la draperie, qui prouveraient, à défaut d’autres similitudes, sa longue intimité avec les dessinateurs de l’Attique et de la Toscane. Le parti-pris des colorations bleuâtres dans les vêtemens et s’accordant, en une harmonie rigide et grave, avec les blancheurs grisâtres des perspectives gelées, contribue puissamment à établir l’unité de cette composition bizarre, mais d’une séduction irrésistible, comme tel ou tel poème archaïque de Tennyson ou de Leconte de Lisle. La peinture des