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Besançon, beaucoup d’ordres religieux en pleine décadence, mais il n’en tire pas les conclusions légitimes. Comment oublier aussi la terreur blanche qui succéda à la terreur rouge, les compagnons de Jéhu et du Soleil prenant pour mot d’ordre les imprécations d’Isnard : « Déterrez les os de vos pères et faites-vous-en des armes ! » Et, tout à côté du Doubs, dans la ville de Lons-le-Saulnier, les nouveaux compagnons marchant sur les traces de ceux de Lyon, Nîmes, Tarascon, Marseille. « La théorie du meurtre, dit Nodier, était montée dans les hautes classes. Il y avait dans les salons des secrets de mort qui épouvanteraient les bagnes. On faisait Charlemagne à la bouillotte pour une partie d’extermination, et on ne prenait pas la peine de parler bas pour dire qu’on allait tuer quelqu’un. On n’avait jamais vu tant d’assassins en bas de soie. » Les jacobins de Lons-le-Saulnier avaient choisi pour meneurs Dumas le Rouge, André Rigueur le sellier, le relieur Berthet, et Hugues, ancien séminariste. Après le 31 mai, ils avaient traqué comme bêtes fauves tous ceux qui ne juraient point par Marat. La chute de Robespierre amena une réaction violente : pendant plusieurs semaines on vit les femmes des jacobins fouettées sous la jupe, et les muscadins, armés de massues appelées juges de paix, de cannes à épée et de pistolets, se jeter sur les clubs populaires, traîner dans la boue, fouler aux pieds leurs membres ; bientôt, mis en goût par ces premières joyeusetés, ils s’emparent à main armée des diligences gardées par des gendarmes, deviennent bourreaux de plein jour, massacrent la moitié d’un convoi de détenus jacobins, égorgent le reste dans les prisons ; et, chose monstrueuse, l’autorité demeure inerte, aussi inerte que la garde nationale et la foule, presque complice ; car ne pas avoir empêché ces crimes, c’est les avoir voulus ; tout le monde connaissait les coupables, ils ne furent pas inquiétés.

De tels incidens ne renferment-ils pas une leçon de justice et d’impartialité, ne révèlent-ils pas le danger de prétendre faire acte d’homme politique ou de chrétien quand on écrit l’histoire, la nécessité de penser sans cesse aux circonstances atténuantes, à cette philosophie du passé, qui permettent de mieux mesurer les fautes du présent, adoucissent la punition, préparent la grâce, et laissent dans les âmes des semences de bonté, de tolérance, pour lutter contre les nouvelles causes de discorde et de haine qui menacent toujours les sociétés ?


VICTOR DD BLED.