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de famille, et Granvelle passa vingt-deux mois à Besançon et Baudoncourt dans une disgrâce plus apparente que réelle (1564). Il déplaisait aux seigneurs des Flandres par sa qualité d’étranger, par son esprit dominateur, son faste et sa noblesse de fraîche date. Son compatriote Simon Renard attisait cette haine, ce même Simon Renard, si ingrat envers son ancien protecteur, esprit brillant et fécond, caractère hardi, tenace, qui, en négociant le mariage de Marie Tudor avec Philippe II, avait failli réaliser le rêve de Charles-Quint, placer sous un même sceptre la Grande-Bretagne et la monarchie espagnole, qui contribua aussi à lui faire perdre la plus riche de ses provinces. Malgré son talent, Renard n’était pas de taille à triompher d’un adversaire en qui reluisaient le grand sens, le jugement, l’expérience et la modération, et Granvelle bientôt eut reconquis son crédit. Ses adversaires eux-mêmes rendent justice à cette âme énergique, née pour les grandes choses ; à lui seul, confessent-ils, il vaut plus que tous les ministres ensemble. « Sa stature, écrit un contemporain qui le vit en 1579, est haute et droite ; il monstre estre doué d’une verte et forte vieillesse, chose qui se découvre par son marcher ferme, nonobstant les cheveux gris et la barbe blanche. Son front et sa face, s’il est permis d’en juger, font voir nature luy avoir departy les dons de grand jugement et de prudence, qui sans doute luy sont été merveilleusement accrus par le maniement des grandes affaires. » Granvelle cultive les lettres avec succès, parle sept langues, prend Juste Lipse pour secrétaire et Pignius pour bibliothécaire. Comme son père, il se constitue protecteur de la bourgeoisie comtoise, de ce parlement « sans lequel les grands mangeraient les petits, » et, comme à son père aussi, on lui reproche de ne pas s’oublier assez, de faire la part trop large à sa famille ; sa clientèle de parens, d’amis, de solliciteurs est énorme, et s’il les comble de grâces, il ne laisse pas de les trouver insupportables, et « ceulx qui lui sont plus prouchains, plus que d’aultres, » et il connaît depuis longtemps les envies, les murmurations, les ingratitudes des gens de Bourgogne. Correspondant des souverains, les yeux fixés sur l’Europe entière, il n’est ni Flamand, ni Italien, il est de partout, s’occupe sans dégoût des plus menus détails, car il y a parfois en eux autant d’intérêt que dans les grandes questions et souvent ils récompensent l’observateur attentif en montrant ces écueils imperceptibles sur lesquels viennent se briser les hommes des sommets. Et enfin, s’il est sévère à la noblesse indocile, s’il lui rend hauteur pour hauteur, il laisse volontiers venir à lui les humbles, ne repousse point leur familiarité. Un jour qu’il visitait Ornans, ancienne patrie de sa famille, comme il montrait à