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— Oui. — Permettez-moi de vous servir de guide. Vous arrivez la nuit. C’est le moment le meilleur pour recevoir la première impression de notre Sienne. »

Il m’accompagna, en effet, parlant bas, et s’arrêtant de causer aux beaux endroits, pour désigner, d’un geste, une ligne de palais ou un tournant de rue, sous la lune. Il m’apprit qu’il était de Pistole, venu à Sienne à cause de la modicité des prix, — vingt francs une chambre, soixante francs de pension, — tandis que Bologne et Padoue entraînaient à d’assez fortes dépenses ; qu’il avait un grand amour pour l’antique cité toscane, et pour l’histoire, et pour Dante. « Je suis un passionné des études dantesques, me dit-il. J’ai étudié le point de savoir si jamais Dante était venu à Sienne, comme certains le prétendent, à cause du passage sur Pietro Vanucci. On veut qu’il ait passé dans toutes les villes dont il a parlé. Mais je conclus à la négative, dans une brochure. — Et comment est né cet amour ? — Très jeune, j’ai lu, là-haut, dans nos montagnes de Pistole, les passages de la Divine comédie où il était question de ma ville. Cela m’a conduit à fouiller tout le poème. J’aime Dante à ce point, monsieur, que j’ai réuni chez moi, — a casa, — plus de deux cents volumes sur mon poète. J’ai vingt bustes et médailles qui le représentent. Je collectionne les gravures où sa belle figure est dessinée. Et je fais une thèse de doctorat sur ce sujet : le Droit dans la Divine comédie et dans la Somme de saint Thomas. »

Il me disait ces choses, par fragmens, dans les rues où nous errions, sans bruit, parmi les ombres coupées de lueurs bleues.

Quand je rentrai à l’hôtel de l’Aquila nera, mon hôtesse, me voyant ravi, à cause de Siena gentile :

— Quel dommage, monsieur, que vous ne soyez pas venu en août ! Il y a de si belles fêtes ! On y voit les costumes des anciens Siennois, les hérauts d’armes, les seigneurs, les marchands, les bannières de tous nos quartiers défilant sur la place et dans les rues.

— Pour célébrer ? Elle releva la tête.

— Pour célébrer, monsieur, la victoire remportée sur les Florentins nel quattrocento !

O longueur des souvenirs populaires, que nous ne connaissons plus !


RENE BAZIN.