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La petite morte, que j’avais vue dans le jour dépeuplée, indigente, taciturne, comment avait-elle tiré de ses retraites tant d’élégances et d’êtres vivans ? Mystère. Hallucination peut-être, cette Ravenne réveillée, et si invraisemblable, qu’il ne l’était guère plus d’y substituer la hantise accoutumée. Le peuple des mosaïques descend le soir dans cette salle ; le cortège des femmes blanches s’est égrené dans ces loges. Elles reviennent là se remémorer les jeux du cirque ; elles applaudissent le mime de leurs mains tendues ; le plaisir ranime leurs prunelles immobiles, les fleurs d’offrande refleurissent à leur corsage. — Cependant, on me présente à des personnages qui semblent réels, M. le sénateur, M. le préfet, M. le syndic ; ils tiennent des propos contemporains, ils parlent de la sécheresse inquiétante, des affaires locales et des générales, ils raisonnent les intérêts des princes. — Illusion. C’est le logothète, les curopalates, les compagnes de Galla Placidia ; spectres échappés des sarcophages, larves attirées aux lueurs de la rampe pour jouir d’une fable, vaines et sensibles un instant, comme le son qui fuit du creux des violens. Nul autre moyen d’expliquer cette apparition ; puisque je n’ai pas retrouvé trace de ces êtres nocturnes, le lendemain, dans la ville aux maisons closes…

Elle ne distrait même pas l’attention, comme toutes les autres cités d’Italie, avec ces chefs-d’œuvre enfouis dans la moindre bourgade par plusieurs siècles de peinture. Le seul peintre de la région, Luca Longhi, a laissé dans les églises des redites banales sur les thèmes de la décadence. Quelques autres ouvriers du temps ennuyeux passèrent ici, le Guerchin, Daniel da Volterra ; des choses vues d’avance, partout. Je n’ai découvert au musée qu’un trésor, l’effigie tombale de Guidarello Guidarelli, guerrier ravennate. Je doute qu’après Donatello la première Renaissance ait rien produit de plus beau. L’homme de marbre est couché sur son suaire, le corps emprisonné dans la cuirasse et la cotte de mailles, la tête dans le heaume à la visière relevée. Il a trop combattu ; indicible est l’expression de lassitude dans le sommeil, sur cette face monacale autant que militaire ; elle dort, les paupières lourdes, la bouche entr’ouverte. La visière, les arcades des yeux et la puissante ossature des joues portent de tristes ombres sur les dépressions du visage. La tête penche de côté ; par un artifice naïf du sculpteur, le gorgerin obéit à la flexion du col, son fer se plisse avec la chair qu’il maintenait ; comme si le métal de la cuirasse, lui aussi, était las de son dur service. Sur la poitrine, les fortes mains de soldat étreignent la croix de l’épée ; la lame nue se glisse entre les jambes, serrée au corps, fidèle. Cette figure, admirable de naturel et d’austérité