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La voie coupe des canaux, entre des rizières et de grasses moissons, à travers un pays plat, une sorte de Flandre verte, humide. Au loin, les hautes cimes de quelques plus parasols, échappés à la destruction de la Pineta, rappellent seules l’Italie. Le train s’arrête, on descend sur une place déserte. Roulée dans ce linceul de verdure, une petite ville aux tons rouilles, vide, silencieuse, émerge comme un objet antique et hors d’usage, avec l’air d’une vieille de l’autre temps qu’on oublia d’ensevelir. C’est Ravenne, la douce morte, la Byzance occidentale.

Ici vinrent expirer, s’anéantir et reposer enfin les plus grandes âmes que l’humanité ait connues, l’âme de Rome, l’âme de Dante ; ici elles ont trouvé la paix, comme le fleuve voisin dans la mer. Par un caprice inattendu de l’histoire, la vie civilisée s’est concentrée un instant sur ce point, avant sa longue éclipse en Europe. C’était au moment de la confusion barbare, du déchirement entre l’Occident et l’Orient, pendant la carence d’un pouvoir universel ; la Rome impériale agonisait, la Rome chrétienne élaborait lentement ses destinées futures. Les formes vaines de l’ancien empire se maintinrent dans ce dernier refuge ; Ravenne fut capitale de l’univers, la préfecture délaissée au bord du Tibre lui obéit. Les aigles se posèrent un jour sur ce rivage, comme de lourds oiseaux émigrans qui battent de l’aile et tournoient, avant de prendre leur vol par-dessus la mer. Ce qu’on voit ici, est-ce un débris latin ou un promontoire avancé de l’Orient ? On ne sait, on se demande de quel côté du golfe il faudrait situer historiquement cette ville hybride. Je l’appelais plus haut, on l’a appelée mille fois : la Byzance occidentale. Ce nom implique un choix arbitraire entre les deux mondes qui se mêlèrent dans le creuset. Tout y raconte des transformations d’élémens : l’art païen devenant chrétien, l’Auguste italiote devenant Grec, les rois barbares s’essayant au rôle de Césars, ébauchant le saint-empire de Charlemagne et de Barberousse. De quelque nom qu’on la nomme, Ravenne demeure aujourd’hui ce qu’elle était à cette heure indéfinissable ; on y revit le VIe siècle de notre ère.

Tout s’est retiré d’elle, la vie et la mer. L’Adriatique est à 10 kilomètres du faubourg que ses flots baignaient sous Justinien. L’histoire a quitté de même l’abandonnée. Les siècles ont monté sur elle avec ces terres d’apport étranger, où il faut chercher à deux mètres de profondeur l’ancien sol et les socles des colonnes. Enlisée par ce double travail de la nature et du temps, la ville des exarques s’est conservée presque intacte, pareille aux cités pharaoniques dans les boues du Nil. Gardienne de mausolées fameux, Ravenne est la tombe des tombes. Néanmoins, je ne comprends