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Quelques joueurs, portant à un degré plus élevé encore ce travail d’abstraction, perdent le sentiment de voir mentalement l’échiquier ; ce fait est rare, tout à fait exceptionnel, et en somme assez difficile à comprendre ; nous n’en avons trouvé que deux exemples authentiques, M. David Forsyth et M. Rosenthal. M. Rosenthal nous écrit que, pendant le jeu sans voir, il ne voit ni l’échiquier ni les pièces : « Je ne procède point par vision, mais par calcul mathématique raisonné. Il y a des joueurs qui jouent par vision ; leur jeu est incertain, et ils perdent la majorité des parties. » Au laboratoire de la Sorbonne, M. Rosenthal a développé oralement sa manière de voir et l’a appuyée de quelques expériences directes. En définitive, il reconnaît qu’il voit peut-être mentalement la position, mais d’une manière extrêmement vague, comme on voit les magasins d’une rue connue que l’on traverse l’esprit préoccupé, ou les rayons d’un placard qu’on ouvre pour chercher un objet. Même image est choisie par M. Blackburne, qui compare la vision mentale d’un échiquier à celle qu’il peut se donner de sa chambre à coucher. M. Forsyth emploie aussi une comparaison familière. « Quand une personne, nous dit-il, a longtemps vécu dans une maison, elle en connaît bien toutes les pièces, les cabinets, les couloirs, les étages, et elle peut facilement se transporter partout sans voir ; un joueur d’échecs n’a pas plus de difficulté à transporter son esprit d’une case dans l’autre et à savoir les cases qu’il traverse et celles dont il approche. »

Au fond, ces dernières descriptions concordent, malgré la différence des termes employés, et des tendances d’esprit ; on comprend ce que veulent dire les joueurs d’échecs quand ils affirment qu’ils n’ont pas une représentation visuelle nette de l’échiquier. Leur mémoire ne fait que répéter leurs perceptions ordinaires. En jouant devant l’échiquier, ils ne songent pas à regarder curieusement la forme et la couleur des pièces ; ils n’en ont qu’une perception semi-consciente ; de même, quand nous ouvrons notre piano pour jouer, nous ne regardons pas avec attention les touches, et quand nous prenons notre fusil pour aller à la chasse, nous ne songeons pas à examiner les détails de la crosse ; notre œil, familiarisé avec certains objets, n’en prend que ce qui lui est nécessaire ; utilitaires avant tout, nous percevons dans l’objet les détails nécessaires à l’usage que nous en faisons ; ce sont des objets simplifiés, des schèmes d’objets, des espèces de fantômes que nous percevons ; c’est de cette manière abrégée que nous percevons les pièces de notre appartement, et souvent aussi les personnes qui vivent avec nous. MM. Rosenthal, Blackburne et Forsyth emploient donc une comparaison très heureuse, quand ils disent qu’ils voient l’échiquier du même regard vague avec lequel on voit son appar-