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Dès le 27 mai, il avait écrit au ministre pour lui offrir sa démission. « Car, disait-il, ma position de repris de justice pourrait lui être embarrassante[1]. » Quelques jours après, il donnait à Mme de Montijo la suite de l’affaire : « Ainsi que vous l’aviez prévu, on m’a répondu par une lettre polie et même aimable pour me dire qu’il n’est nullement question de se séparer de moi. Ma démarche n’était qu’un devoir : peut-être la réponse n’est-elle qu’une politesse. Quoi qu’il en soit, je reste et je fais mon métier jusqu’à nouvel ordre[2]. »

Il partit pour sa tournée d’inspection peu après être sorti de la Conciergerie. En route il tomba malade à Moulins, en septembre, et pensa mourir tout seul à l’auberge. Les idées noires qu’il avait déjà exprimées à son amie le reprenaient. « Il y a quelque chose de bien triste dans l’idée qu’on ne tient à rien et qu’on est absolument libre. Tant que ma pauvre mère a vécu, j’avais des devoirs et des empêchemens. Aujourd’hui le monde est à moi comme au Juif-errant et je n’ai plus ni enthousiasme ni activité. » Il sentait venir une autre séparation : celle à laquelle il avait donné sa plus sérieuse affection se refroidissait et s’éloignait de lui chaque jour.

Il rêvait un coin au soleil, quelque doux et riant exil où il vivrait avec peu de chose. Pourquoi ne serait-ce point en Espagne, puisqu’aussi bien il n’y était pas tout à fait un inconnu et qu’en 1848 sa prévoyante amie l’avait fait nommer académicien de l’Histoire. À Paris, « on s’amusait comme aux jours heureux de la monarchie. » Une ère nouvelle, littéraire et mondaine, se préparait, dominée par cet art réaliste dont il avait été le précurseur. Y aurait-il seulement sa place ? Il y avait longtemps qu’il n’écrivait plus de romans pour les belles dames. Confiné dans les travaux érudits, oublié au coin de son feu solitaire, allait-il partager les restes de son cœur et de son esprit entre ses trois chats et ses huit commissions ? La cinquantième année approchait, et il commençait à découvrir les pâles horizons du chemin qui descend, ces perspectives mornes et grises du second versant de la vie dont parlait Jouffroy dans un discours mémorable. Il en était là de ses mélancoliques réflexions lorsqu’éclata le coup de théâtre d’où devait dater pour lui une existence nouvelle.

Augustin Filon
  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 27 mai 1852.
  2. Ibid., 10 juin 1852.