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M. Buloz, fort loyalement, ouvrit la Revue (n° du 1er mai) à la réponse des experts, qui était peu spirituelle, mais assez probante. À son tour, Mérimée leur répliqua, en protestant qu’il n’avait nullement songé à mettre en suspicion leur honorabilité et leur bonne loi. Mais la justice s’était considérée comme offensée et elle cita devant elle le gérant de la Revue et l’écrivain. La colère de Mérimée contre la magistrature était extrême. On peut voir dans les lettres à l’Inconnue comment il maudissait à l’avance ses juges. Donnant un tour espagnol à sa mauvaise humeur, il écrivait à Mme de Montijo que l’arrêt ne les guérirait pas de la banderilla qu’il leur avait plantée derrière l’oreille. Le grand jour venu, il se vit traité avec beaucoup de politesse et se montra, en somme, assez content de lui-même, de la cour et de l’arrêt qui le condamnait à 1,000 francs d’amende et à quinze jours de prison, tandis que M. de Mars s’entendait infliger 200 francs d’amende. Ce n’est pas ici la place pour louer M. Buloz : il me sera permis cependant de dire qu’en publiant l’arrêt, il le fit suivre d’une note très digne, où il s’inclinait devant la chose jugée sans désavouer ses collaborateurs.

Il restait maintenant à Mérimée à s’exécuter. Il le fit de bonne grâce. Pour un homme de sa sorte, c’était nouveau et presque amusant d’aller en prison. Sans accepter les offres de vendetta que lui adressait un Corse, lecteur enthousiaste de Colomba, il se constitua prisonnier dans les premiers jours de juillet et subit sa peine à la Conciergerie. Dans cette captivité qui ne rappelait en rien celle des prisonniers classiques, il n’eut le temps ni de faire pousser une fleur ni d’élever une araignée ; mais il travailla à l’histoire des faux Dimitri, sans être, comme il le disait plaisamment, « incommodé du soleil, » ni dérangé des visiteurs. Il avait pour voisin M. Bocher, le beau-frère de son ami M. de Laborde : nommer un tel compagnon, c’est dire que cette prison valait mieux que la liberté de beaucoup de gens. « La justice, écrivait-il à un de ses amis, me doit de la soupe et du pain de politique, mais je n’en profite pas. C’est le traiteur, le buvetier de Messieurs, qui me nourrit, et c’est un artiste pour le veau et les côtelettes. Outre cela, des dames charitables apportent des ananas, des pâtés, des marrons glacés, etc. Nous faisons du thé excellent quand notre esclave, notre co-criminel, ne boit pas l’esprit-de-vin de nos lampes. Alorx, c’est un jour de deuil… J’ai vue sur le préau des prisonniers, où je vois leurs ébats et j’entends quelques conversations édifiantes comme celle-ci : « Demande : Pourquoi que tu as tué ton onque ? — Réponse : C’te bêtise ! Pour avoir son argent. — D. Combien qu’y avait ? — R. Deux cent cinquante francs. — D. C’est pas gros. — R. Dame ! Je croyais qu’y avait davantage… »