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d’épouser. C’est une conséquence du phénomène que le vulgaire appelle « un regard. » Mérimée avait rêvé quelque chose de plus, et il interrogeait assidûment non-seulement ses dictionnaires, mais ses collègues de l’Académie des Sciences pour savoir jusqu’où pouvait bien se porter la galanterie des plantigrades. Ces messieurs (pas les ours, les académiciens) s’amusèrent à lui fournir des exemples. Il soumit la première version de Lokis, où sa pensée était tort claire, à Mlle Dacquin, qui s’indigna ; il la lut à Panizzi qui s’endormit. C’est alors qu’il se décida, sinon à ramener son ours au bien, du moins à jeter prudemment, sur toute l’aventure, un voile qui autorisait les interprétations différentes.

Je crois voir Mérimée s’installant avec son petit cahier relié pour lire Lokis devant l’impératrice. C’était pendant l’été de 1869, au château de Saint-Cloud, dans le salon qui occupait le milieu du premier étage, au fond de la cour d’honneur, salon contigu à cette originale bibliothèque, si ingénieusement arrangée par Louis-Philippe et dont Jules Sandeau était le gardien nominal. La soirée était chaude, mais on ferma les tenêtres par égard pour le lecteur. Les portes des salles voisines, éclairées, mais désertes, demeurèrent ouvertes, et bientôt il n’y eut que la voix de Mérimée qui résonnât dans cette quiétude et ce recueillement du grand palais ensommeillé. L’impératrice était assise à une table ronde placée dans un coin de la pièce, devant un buste en marbre du roi de Rome à vingt ans. À sa gauche, Mérimée. Autour de la table, les deux dames du palais, qui faisaient le service de semaine, les demoiselles d’honneur, Mlle de Larminat et Mlle d’Elbée, et les nièces de l’impératrice, Marie, Louise, avec la femme très aimable et très distinguée qui dirigeait alors leur éducation[1]. Une lourde lampe éclairait le cahier blanc où Lokis était écrit d’une écriture large et ferme, les éventails qui battaient l’air lentement, les broderies qu’agitaient sans bruit des doigts agiles et menus, enfin ces fronts penchés et ces yeux de jeunes filles qui se levaient quelquefois vers le lecteur avec une expression de curiosité et de rêverie. Deux ou trois hommes, assis un peu plus loin, complétaient le petit cercle. Mérimée lut de sa voix indifférente et monotone, interrompu seulement par des sourires ou par de légers murmures d’approbation dont l’impératrice donnait le bignal.

Lokis est un petit roman, très bien fait, très vigoureux d’exécution, très habilement varié de ton et où l’ironie se soutient à la hauteur voulue pour ne point gâter la couleur sombre du sujet. En le relisant ces jours-ci, il m’a semblé que c’était une des meil-

  1. Mlle Redel, aujourd’hui Mme Victor Duruy.