Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se faire avec de l’argent, du bon sens et de la patience, les Anglais le font[1]. »

Il suivait les événemens politiques, mais d’un peu loin et sans bien connaître les hommes. Dans le conflit entre l’assemblée et le président, il n’eût voulu parier pour personne et se figurait volontiers que le pays partageait son indifférence. C’est tout au plus s’il consent à reconnaître que le peuple « semble » préférer le président. Il n’en est même pas sûr et recueille sans trop de déplaisir les petits cancans avec lesquels les vaincus de la veille et du lendemain entretenaient leurs illusions et pansaient leurs blessures. « Il paraît que notre pauvre président a été indignement reçu à Dijon ; je crains qu’il ne le soit plus mal encore à Strasbourg, sans parler de la chance possible d’un coup de pistolet. Avant de partir, il a donné un banquet aux troupes, qui ont crié : Vive Changarnier[2]. » Le sabre de Changarnier, voilà la dernière ressource de la France contre les rouges. Quand Louis-Napoléon congédie le général, Mérimée pense qu’il « a coupé sa main droite avec sa main gauche. » Et il répète que la France « s’en va à tous les diables » jusqu’à certain matin de décembre qui l’étonné fort. « Nous venons, dit-il, de tourner un récif et nous voguons vers l’inconnu[3]. »

Il croit que cela ne durera pas, mais cela dure. « Nous nous habituons petit à petit à la tranquillité, dont la monotonie n’est troublée que par des revues ou des séances à l’Académie. Ceux qui ont vu Paris il y a quatre ans se demandent s’ils sont dans la même ville ou si ce sont les mêmes gens qui le voient… Cela ressemble de tous points à un opéra pour la soudaineté des transitions[4]. » Avec les premiers beaux jours du printemps de 1852, il se répandit partout comme une mollesse heureuse ; la gaîté et l’élégance étaient de nouveau dans l’air ; tout ce qui était jeune aspirait avec délices ces souffles tièdes, chargés de parfums. Mérimée se sentait isolé et comme étranger au milieu de cette joie renaissante. À ce moment un grand chagrin et un gros ennui fondirent sur lui dans le même temps.

Mme  Mérimée mourut après une maladie de quelques jours, « Vous la connaissiez, écrivait Mérimée. Vous savez ce que j’ai perdu… Mes amis ont été excellens pour moi[5]. » Au premier rang de ces amis, empressés à le consoler ou à s’affliger avec lui, étaient Mme  de Montijo et ses filles : elles avaient connu personnellement Mme  Mérimée, et l’impératrice conserve encore aujourd’hui

  1. Lettres à l’Inconnue.
  2. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 16 août 1850.
  3. Lettres à l’Inconnue, 3 décembre 1851.
  4. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 18 avril 1851.
  5. Correspondance inédite avec Albert Stapfer, 9 mai 1852.