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plupart, ne savaient ni ce qu’ils faisaient ni ce qu’ils voulaient. Maintenant tout est accompli[1]. »

Toute la révolution tient dans ces quelques pages, émouvantes à force de brièveté comme les récits de certains écrivains antiques ; Mérimée y est aussi tout entier, avec sa netteté et sa sécheresse, qui juge et peint à la fois, avec son système de romancier et d’historien qui fait intervenir, au moment psychologique, le petit fait décisif, le verre de vin versé par un subalterne imprudent, le fusil du conscrit qui part tout seul et qui tue une dynastie. Et Mérimée est enfin dans le dernier mot, laconique et fataliste : « Tout est accompli. »

Une nouvelle lettre lui apporta de nouvelles offres. Mme de Montijo l’engageait à se réfugier à Madrid. Il répondit : « J’ai des devoirs ici et je saurai les remplir[2]. » Il ajoutait : « Vous ne sauriez croire combien je souffre au milieu du désordre où ce pauvre pays est livré. J’aimerais, je crois, à me cacher pour quelques années dans un cloître, ne fût-ce que pour échapper à cette continuelle tension d’esprit sur le même sujet. Qu’arrivera-t-il demain ? Voilà ce que chacun se demande toute la journée, bien sûr de n’avoir pas de réponse ; car, pour en faire une, il faudrait être prophète. « Tout est possible, même le bien, » disait l’autre jour un de mes amis. Voilà notre situation… D’un côté, il y a des gens étonnés de leur victoire et ne sachant trop qu’en faire ; de l’autre, une masse immense de poltrons, tantôt se rassurant, tantôt s’abandonnant au plus abject découragement, prêts à tout céder, peut-être jusqu’à leurs têtes qu’on ne leur demande pas[3]. » Quant au gouvernement provisoire, il semble à Mérimée se composer de deux élémens. Quelques-uns essaient de fonder un état politique qui ressemble à celui des États-Unis ; d’autres, — et ce sont les plus énergiques, — ne pensent pas que la république puisse exister en France sans réveiller les souvenirs et restaurer les mœurs de 93. « On cherche partout quelque nom à mettre en avant. Vous savez que les Français s’attachent plus volontiers à un homme qu’à une idée. Mais cet homme, où est-il ? » Comment interpréter les signes du temps, lorsqu’ils se contredisent, lorsque l’opinion, au lieu de souffler comme un vent régulier, se déchaîne dans tous les sens en tourbillon ? « Hier, c’étaient vingt mille gardes nationaux qui venaient, en procession, se plaindre qu’on cherchât à les désorganiser. Aujourd’hui, vingt mille blouses venaient protester contre la démonstration d’hier. » Huit jours plus tard, la situation est encore plus trouble. À travers toute l’Europe,

  1. Correspondance inédite avec Mme de Montijo, 8 mars 1848.
  2. Ibid., 18 mars 1848.
  3. Ibid., 25 mars 1848.