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Le besoin d’une majorité compacte et homogène ne se fait pas seulement sentir dans la politique générale ; il s’impose aussi pour l’achèvement de tant d’entreprises lointaines, commencées toutes à la fois, pour le règlement des questions économiques, soulevées toutes en même temps, et qui, les unes et les autres, demeurent irrésolues ou en suspens. on a vu, dans la dernière quinzaine, le sénat et la chambre discuter parallèlement deux propositions de loi relatives à l’administration des colonies, dues toutes les deux à l’initiative parlementaire, diamétralement opposées l’une à l’autre, et dont aucune d’ailleurs n’a abouti.

Le mal ici n’est pas bien grand, dira-t-on : il s’agissait de savoir, au sénat, si l’on rattacherait nos possessions d’outre-mer au ministère de la marine, à la chambre, si l’on créerait un ministère autonome des colonies, qui n’eût pas tardé sans doute à enlever aux affaires étrangères les pays de protectorat, à la guerre les troupes coloniales dont l’organisation soulève des problèmes si compliqués. Peut-être eût-il fallu donner une flotte à ce ministère nouveau, et nous aurions eu un troisième département militaire, amphibie, dont l’action eût été indépendante des deux autres. Le statu quo a été maintenu et le sous-secrétariat, confié à M. Delcassé, continuera jusqu’à nouvel ordre à fonctionner dans sa forme actuelle.

Quelques jours plus tard, l’action divergente, quoique mitoyenne, des deux fractions de notre parlement, a renvoyé aux calendes la mise en vigueur d’une loi qui n’est pas parfaite, — en est-il qui le soient ! — mais qui, du moins, eût apporté, dans les rapports du capital et du travail, ce coefficient d’humanité qui corrige la rigueur des lois naturelles. Je veux parler de la loi sur l’assurance obligatoire contre les accidens. Garantir les ouvriers, non pas contre les accidens dont ils sont victimes dans leur travail, cela est impossible, mais contre la misère à laquelle un accident peut les réduire, eux et leur famille, le souci de la solidarité, que possède aujourd’hui toute nation civilisée, ne peut rien engendrer de plus honorable. C’est bien, avouons-le, ouvrir une nouvelle brèche au socialisme d’État, dans le monument des doctrines économiques auquel on ne peut toucher sans péril.

Il appartenait à M. Léon Say de prémunir la chambre contre les excès de zèle du « socialisme bourgeois, » et il l’a fait avec son éloquence ordinaire. Mais le principal argument opposé à la loi nouvelle est un argument d’opportunité. En 1888, la chambre a déjà voté une loi sur ce sujet, le sénat l’a repoussée. En 1890, le sénat en a voté une autre qui a déplu au gouvernement et à la chambre. Lorsqu’il était ministre du commerce, M. Jules Roche en a présenté une troisième qui, amendée par la commission du travail, organise aujourd’hui le « risque professionnel » et l’assurance obligatoire, sur le modèle des législations allemande et autrichienne. Tous les patrons, grands ou petits, seraient