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en traits légers, en capricieuses arabesques, et là-bas les pêcheurs qui répondent, la priant de chanter encore, toujours, alors même qu’ils seront descendus sous les flots et ne l’entendront plus. Oh ! je sais bien ce qu’on peut dire. Il n’y a là que des vocalises. Mais les vocalises quelquefois ont leur charme, leur beauté, je vais plus loin, leur vérité ; rappelez-vous, par exemple, celles de la Reine de la nuit. Ils ne l’ont jamais contemplée, la nuit, la nuit d’été, ceux qui, dans les gammes étincelantes de Mozart, croient n’entendre que des roulades. De même les trilles, les fioritures sont à leur place en cette page de Bizet où les notes filent comme des étoiles. Et pour le motif du chœur lointain des pêcheurs, accompagnant le chant de Léila, il ne faut pas non plus être sévère ; un peu banal peut-être, il a du moins quelque chose de tranquille, de confiant dans la voix tutélaire à laquelle il s’attache. Je voudrais seulement qu’on le prît au théâtre avec plus de lenteur et plus de mystère. Enfin, pour ce paysage musical et pour cet autre encore dont il reste à parler : la chanson de Nadir, je rêve une mise en scène idéale, ou plutôt naturelle, que le décor, hélas ! ne peut donner : Ma bien-aimée est enfermée dans un palais d’or et d’azur. Oh ! la ravissante mélodie, unique, je crois, entre tous les appels d’amour ! Sérénade, non pas seulement de pêcheur, mais de plongeur, qui semble venir du fond des eaux, traverser lentement les nappes transparentes et s’épanouir à la surface comme une fleur humide. « Il y a des airs que je n’entends jamais sans trembler, disait à Paul Bourget un interlocuteur original ; celui-ci, par exemple, » et il fredonnait le début d’une mazurka de Chopin. — Pourquoi ? Parce qu’un soir, au clair de lune, il avait entendu jouer très doucement, très lentement, cet air par une jeune femme russe, à demi morte de consomption. « On ne peut cependant pas, lui répondit Bourget, vous louer des femmes poitrinaires à l’heure, comme des fiacres, pour vous jouer du Chopin. » — On ne peut pas louer non plus le navire, où naguère, sous un ciel criblé d’étoiles, nous entendîmes, comme jamais nous ne l’entendrons plus, la chanson exquise. « Des marchands de Cymé m’avaient pris avec eux… » Non, ce n’étaient pas des marchands, mais des marins, et nous ne partîmes pas de Cymé, mais d’un de nos grands ports de guerre. Et, le long des côtes africaines, chaque soir d’un radieux été, des flancs d’acier du vaisseau, s’élevaient des concerts. On avait coutume de se réunir autour d’un piano, médiocre d’ailleurs, dans le « poste, » formé par l’arrière du navire. À la brise très douce les hublots étaient ouverts ; par le plus grand, celui qu’on appelle « l’œil » et qui, les jours de manœuvre ou de combat, livre passage aux torpilles, la lune quelquefois se montrait toute ronde, et dans l’orbite de métal comme dans une paupière de cuivre encadrait son globe d’argent. Pas un soir on ne manqua de saluer la mer et la nuit, si belles