Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/705

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Là encore c’est le grand musicien qu’il faut admirer : non-seulement le prodigieux manieur d’orchestre, mais le compositeur au vrai sens du mot. Rien de plus composé que cette cavalcade éperdue ; rien de plus ordonné que ce désordre ; la régularité des périodes rythmiques ou mélodiques y va jusqu’à la symétrie ; les cris qui d’abord se répondent finissent par se fondre en un formidable unisson, et si étranges que soient les accords lancés par la voix des sœurs farouches, c’est en pleine tonalité qu’ils retombent, à pic et d’aplomb.

Musicales encore, musicales toujours, les pages, magnifiques entre toutes, par lesquelles se termine l’opéra. Musicale et chantante, une phrase qui vivement s’enlève sur le fond trop uniforme des invectives de Wotan : « Hors du Walhalla je ne t’enverrai plus. Tu ne choisiras plus les héros ; tu ne les conduiras plus dans mes salles de fête… et je ne baiserai plus ta lèvre d’enfant ; de la famille des dieux, te voilà retranchée, arrachée à la lignée éternelle ; notre lien est rompu et de ma présence à jamais je te bannis. » Il est superbe, cet anathème, et si j’osais, je le comparerais à celui du cardinal dans la Juive… Mais je n’ose pas, craignant d’être honni. Qu’elle est belle aussi, humble et pénitente, la ritournelle d’orchestre précédant les excuses de Brunnhilde ! Avec quelle grâce douloureuse elle s’élève peu à peu du sol où gît la vierge accablée, jusqu’au visage implacable de Wotan ! Nous voilà loin du style haché du second acte et des dialogues à bâtons rompus ; tout ici se déduit et se développe. Des leitmotive, il est vrai, sont encore tissés dans la trame, mais si bien cachés et fondus, que la trame n’en paraît ni moins souple, ni moins unie.

Wotan a signifié ses volontés à Brunnhilde : il répandra sur ses yeux le sommeil, elle ne sera plus déesse, et du passant qui l’éveillera elle deviendra la femme. Mais Brunnhilde épouvantée à l’idée d’appartenir peut-être à un lâche : « Que du moins, s’écrie-t-elle, seul un vaillant puisse porter sur moi la main ; qu’un brasier s’allume et flamboie autour de ma couche, et qu’il en défende l’approche à qui n’a point l’âme d’un héros. » Alors, oh ! alors, c’est la splendeur suprême. Quel dommage que le chef d’orchestre ait compromis et dénaturé en la précipitant cette admirable fin ! M. Colonne croit peut-être que la hâte augmente l’émotion ; elle la tue au contraire. C’était pitié de voir rapetisser tant de grandeur, brusquer tant de majesté divine, et couper à cette volée de mélodies leurs gigantesques ailes. Le thème de la Walkyrie (celui de la Chevauchée) se dilate et s’élargit avec l’âme de la jeune déesse. Et le dieu, lui aussi, frémit de joie, voyant la fierté de sa fille, et dans la douleur même de la quitter, de la punir, son cœur déchiré se gonfle d’orgueil. « Adieu, s’écrie-t-il, adieu, ma vaillante, ma superbe enfant, » et la vaste courbe musicale ferme autour de la déesse noblement coupable l’étreinte du dieu no-