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foi tant pis, puisque cela m’a échappé ! Si vous voulez nous priver de cette chère mélodie, eh bien, je préfère le premier pont-neuf venu ! Donnez-moi quelque chose qui m’arrache à ce continuel bourdonnement ou susurrement. Donnez-moi une vraie et franche mélodie, si mauvaise qu’elle puisse être ! Méprisez-moi tant que vous voudrez, mais ne me torturez plus avec votre mélodie infinie qui n’en est pas une. » Oh ! les leitmotive, les leitmotive ! les entendre toujours et toujours les attendre ! Savoir que le nom seul de Hunding ramènera le motif qui lui appartient ; que la moindre allusion aux amours de Sieglinde et de Siegmund éveillera les notes correspondantes, et jamais, jamais d’autres ! Être pris, durant des heures, entre les deux rouages qui se commandent l’un l’autre, des idées et des thèmes ! Oh ! la musique qui veut lutter de précision avec les mots, la musique n’existant plus par elle-même, et comme son, mais seulement comme signe, la musique nominative, la musique chiffre, le drame lyrique traité selon les procédés du loto ! Tout cela soi-disant au nom de la vérité, de la nature. Mais la nature ne met jamais le nom des objets sur rien, comme l’a remarqué finement Doudan. « Est-ce qu’elle écrit femme sur le front d’une jeune dame ? Et pourtant, continue le spirituel écrivain, bien peu de gens s’y méprennent, sauf ce monsieur qui, se trompant de porte et entrant dans la salle de bains de Mme  X… au moment où elle sortait de l’eau, lui dit avec un salut profond : « Est-ce à monsieur le comte que j’ai l’honneur de parler ? » — Il est certain qu’avec le système des leitmotive, de pareilles méprises ne sont plus à redouter.

Dans la conférence qui précéda de quelques jours à l’Opéra la représentation de la Walkyrie, on nous a dit des choses singulières : on nous a notamment adjuré de ne pas considérer Wagner comme étant avant tout musicien. Or, en entendant la Walkyrie, on s’aperçoit justement que Wagner est le plus admirable là où il est le plus musicien, ou mieux le plus musical. De ce terrible second acte, par exemple, la seule belle scène est belle musicalement ; c’est au contraire comme antimusicales que les autres scènes ennuient, fatiguent et désespèrent. Ântimusicale, cette subordination de toute forme sonore un peu développée aux paroles, et à quelles paroles : fastidieux récits, conversations interminables. Antimusicale, cette déclamation rugueuse, où le courant mélodique incessamment se heurte et se brise.

Wagner est odieux quand il hérisse ainsi ses dialogues de tronçons ou de tessons de leitmotive, mais il redevient sublime dès qu’il déroule en nappe symphonique et chantante la scène où Brunnhilde prédit à Siegmund et la mort et l’immortalité. Deux motifs principaux alternent ici : celui du Walhalla et celui de l’annonce de la mort. Qui les connaît d’avance, éprouvera sans doute à les reconnaître un plaisir plus grand et pour ainsi dire plus précis ; mais qui les ignore n’en comprendra