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Peu de jours après, il recevait une lettre de Mme  de Montijo, dont il est aisé de deviner le contenu par la façon dont il y répond : « Je suis bien touché, écrit-il, des offres que vous me faites. J’en profiterai peut-être un jour, mais nous n’en sommes pas là encore, Dieu merci ! Croyez qu’il n’y a personne au monde à qui je demandasse un service avec plus de confiance qu’à vous, ni aucun lieu où je me trouvasse moins exilé qu’à Madrid[1]. »

Mme  de Montijo lui demandait des détails, Mérimée fit de son mieux pour la satisfaire. Un précis de la révolution de février par un témoin oculaire, qui s’appelle Mérimée, me semble mériter d’être recueilli, même quand il ne révèle pas de faits nouveaux. C’est pourquoi je le donnerai ici en entier.

« Tout le monde à Paris savait, excepté le ministre de l’intérieur et le commandant de la garde nationale Jacqueminot, que cette garde était fort mal disposée. Tout au dernier moment, c’est-à-dire lundi 21 février, au soir, le ministre sut que le banquet avait été contremandé. Il décommanda alors le grand déploiement de troupes qu’il avait résolu de faire ce jour-là. Le mardi 22, on ne voyait de soldats presque nulle part. Ils étaient consignés dans les casernes. Il n’y avait que quelques compagnies de garde municipale, aux abords de la Madeleine, qui dispersaient la foule des curieux autour de la maison d’Odilon Barrot dans les Champs-Elysées, et sur la place de la Concorde. Vers le soir, les gamins commencèrent à jeter des pierres, à culbuter les voitures pour faire des barricades et à ôter quelques pavés. Rien n’indiquait que cela fût sérieux : l’émeute n’avait pas d’armes. Les soldats y allaient assez mollement, et pendant toute la nuit, il n’y eut pas d’engagement sérieux.

« Le lendemain mercredi, les troupes parurent en plus grand nombre ; la foule des curieux et les insurgés augmentèrent. La garde nationale, rassemblée très lentement, criait : « Vive la réforme ! » aux oreilles des soldats, les faisait boire et les engageait à ne pas tirer. Du moment que la garde nationale avait le même cri que les révoltés, il ne fallait plus compter sur les soldats. Vous savez ce qui se passa alors dans la chambre. Le roi renvoya son ministère et chargea M. Molé d’en composer un. Ainsi, au beau milieu de l’émeute, il n’y avait plus de ministres. M. Molé ne pouvait se charger d’une tâche si difficile. M. Guizot n’osait plus donner d’ordres. Partout, les troupes laissaient faire les barricades et ne faisaient nulle démonstration d’attaque.

« Cependant le bruit de la retraite du ministère s’était répandu partout. On croyait que le lendemain tout se calmerait avec

  1. Lettre à la comtesse de Montijo, 18 mars 1848.