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hospitalité l’attendait chez l’aimable et noble prince qui gouvernait alors l’Algérie et pour lequel il n’était pas un inconnu. Mais les bureaux de la guerre et ceux de l’instruction publique ne purent se mettre d’accord au sujet de ce voyage, et on l’ajourna à l’année suivante. L’année suivante, ce fut 1848.


IV

Tout le monde admet que la révolution de 1848 fut une surprise, même pour ceux qui la firent ou qui en profitèrent ; la correspondance de Mérimée avec la comtesse de Montijo ne peut que confirmer cette opinion. Cependant le sagace et impartial observateur avait relevé, à l’horizon, des signes de tempête. Le 15 janvier, il constate le malaise profond du commerce parisien qui se plaint de ne rien vendre. « La ville est triste ; cependant le duc de Nemours va donner des concerts au mois de février. » Le 22, il écrit : « Il y a à Paris et, je crois, dans toute la France une terreur instinctive d’une révolution : chacun en parle avec effroi. » Et il ajoute : « Vous devinez de quel côté viendra l’orage. » Le 5 février, il annonce que M. Guizot et M. Thiers sont malades. C’était un bruit que l’on faisait courir pour aggraver l’inquiétude générale. On prédit « quelque petite émeute après l’adresse… Ce sera peu de chose, mais c’est un mauvais symptôme. » Un vent de révolte souffle partout. Les trônes s’ébranlent ; les rois, affolés, jettent en hâte des constitutions à leurs peuples qui grondent. Avant-hier, c’était le roi de Naples ; hier, le roi de Danemark ; à qui le tour, aujourd’hui ?

Enfin, le 19 : « Nous dansons à Paris, mais pas de trop bon cœur… On s’attend à quelque événement. » Il raconte l’histoire du banquet autorisé, puis interdit, mais toléré ; la mise en scène presque enfantine, arrêtée entre le ministère et l’opposition. Tout se passera entre bourgeois ; on n’admettra pas les ouvriers à la fête. Il y aura un discours très bref d’Odilon Barrot, qui se gardera de soulever les passions. À ce moment entrera un commissaire qui priera très poliment l’assemblée de se retirer. Elle refusera : il dressera procès-verbal comme l’Intimé dans les Plaideurs. Quand il n’y aura plus rien dans les assiettes, ni au fond des verres, ces braves gens crieront : « Vive la réforme ! » et iront retrouver leurs femmes ou leurs maîtresses.

Ces pitoyables arrangemens ne rassurent pas Mérimée. « Nous vivons, dit-il, dans une bonne ville où il suffit que trois personnes s’arrêtent sur un pont à voir couler l’eau pour qu’il s’en attroupe des milliers alentour. Pour moi, je ne doute pas que les communistes, les républicains, les émeutiers de profession ne profitent